11 juillet 2012 -- Solennité de saint Benoît, patron de l'Europe

Prov. 2,1-9; Éphésiens 4, 1-6; Luc 22,24-27

 

H O M É L I E

 

          L’histoire de l’humanité, comme celle des institutions humaines -- qu’elles soient civiles ou religieuses -- est faite de grands cycles au cours desquels de brèves périodes de grande stabilité – appelées « âge d’or » -- sont suivies de périodes plus longues de désintégration avant que ne commence d’autres longues et lentes périodes de reconstruction.

 

          Benoît vécut à une de ces époques charnières où, dans une culture qui achève de se désintégrer apparaissent déjà les germes d’une culture nouvelle. Il fonda son monastère de Monte Cassino, après celui de Subiaco, à l'époque où s'écroulait l'Empire romain d'Occident sous les invasions barbares.  Sa rencontre avec Totila, racontée par saint Grégoire dans ses Dialogues, est un puissant symbole de la rencontre de l'Esprit ancien du Christianisme avec la vitalité bouillonnante des peuples nouveaux.  Dans le long processus de regroupement de ces peuples nouveaux, d'abord dans l'Empire de Charlemagne (appelé "père de l'Europe" par le poète Angibert en 799), puis tout au long de l'histoire mouvementée de la Chrétienté médiévale, les monastères vivant selon la Règle de saint Benoît, jouèrent un rôle capital. 

 

          Nous vivons, à notre époque, une transition semblable entre un ensemble de cultures occidentales qui se désintègrent et une humanité nouvelle en train de s’engendrer. C'est sans doute pourquoi, Paul VI, durant la seconde session du Concile Vatican II, et au début de son pontificat, proclama saint Benoît Patron de l’Europe.

 

          À cette époque, en 1964, la plupart des organismes politiques et économiques actuels tels que l’Union Européenne, le Conseil de l’Europe, la Communauté Européenne, etc. n’existaient pas encore, ni non plus la question de l’Europe des sept, des douze puis des vingt-sept nations. L’Europe à laquelle se référait Paul VI était ce grand ensemble géographique allant de l’Atlantique à l’Oural et de l’Arctique à la Méditerranée et comportant à la fois une histoire commune et une très riche diversité de traditions culturelles et religieuses. Paul VI voulait ainsi souligner le fait que l’esprit qui s’exprime dans la Règle de saint Benoît et qui s’incarna sous des formes très variées à travers les siècles dans la plupart des peuples de cette vaste étendue avait largement contribué à y maintenir à travers les siècles passés un souffle spirituel et un sens communautaire, et pouvait dans l’avenir le faire encore d’une façon toujours rénovée.

 

Ce qui frappe lorsqu’on jette un regard d’ensemble sur cette grande tradition bénédictine, c’est qu’il s’agit d’un esprit qui est, finalement assez indépendant des structures dans lesquelles il s’incarne à chaque période et en chaque contexte culturel déterminé. Benoît a réuni une petite communauté à Subiaco, puis a fondé un petit monastère à Monte Cassino, et une douzaine d’autres petits monastères dans les alentours. Dans les quelques siècles qui suivirent tous ces monastères -- y compris Monte Cassino -- furent détruits et toutes ces communautés furent dispersées. Mais l’esprit demeura vivant et diverses petites communautés naquirent et se maintinrent en Italie jusqu’à la refondation de Monte Cassino et l’époque du Pape saint Grégoire qui donna à l’esprit bénédictin un grand élan missionnaire. Il y eut de grands mouvements rénovateurs comme celui de Cluny au XIème siècle et celui de Cîteaux au XIIème siècle. L’Europe fut couverte de grandes abbayes comptant souvent des centaines de moines et qui, pour la plupart, disparurent après quelques siècles d’existence. Et pourtant l’esprit qui s’était manifesté dans la Règle de Benoît continua toujours de se maintenir et de se transmettre, de générations en générations, de siècles en siècles, à travers de petites communautés, la plupart du temps fragiles et précaires, sans grand renom et sans aucune fanfare autour d’elles.

 

L’Europe doit aux monastères de la famille bénédictine une grande partie de sa tradition culturelle, y compris architecturale. Mais ce n’est là, pourrait-on dire, qu’un sous-produit de sa spiritualité. Là n’est pas l’essentiel ni de son héritage et encore moins de son message. L’esprit de Benoît doit se maintenir, se maintient et se maintiendra, comme un levain d’Évangile au coeur de l’Europe, comme au coeur du reste de l’humanité, essentiellement à travers d’humbles et petites communautés incarnant simplement et humblement l’esprit de l’Évangile tel qu’incarné dans la forme de vie chrétienne décrite par Benoît dans sa Règle de vie pour les moines.

 

L’Europe nouvelle vit actuellement une crise profonde dont la crise de l’euro n’est qu’un épiphénomène.  Il est devenu évident qu’une communauté économique n’est pas possible sans une communauté politique et sociale. Il est urgent de transcender l'idée de "nation", qui, avec tout ce qu'elle comporte de fierté, sinon d'orgueil, et de désir d'hégémonie, a fait éclater l’Europe médiévale à l'âge des grandes révolutions, donnant naissance à une Europe conquérante, rappelée à l'humilité par la tragédie des deux guerres mondiales.  Ce sont ces conséquences tragiques des tensions entre les nouveaux états-nations qui conduisirent quelques grands politiciens, un Adenauer, un De Gasperi, un Schuman, souvent inspirés par le penseur Jean Monnet, à développer l'idée d'une Europe nouvelle qui soit une communauté.  Paul VI, qui avait été un diplomate avant d'être Pape, était très sensible à cette aspiration à une communauté européenne. Et c’est pourquoi il nomma saint Benoît Patron de cette Europe nouvelle en gestation.

 

Si l'inspiration communautaire de saint Benoît a eu un tel succès à travers les siècles, c'est qu'elle ne fait que donner une expression particulière au message de l'Évangile, et spécialement à celui que nous trouvons dans l'Évangile d'aujourd'hui.  L'événement raconté par Luc se situe au cours même du dernier repas pris par Jésus avec ses disciples.  Il vient de leur annoncer que l'un d'entre eux le trahira; et que font-ils? Ils se demandent qui parmi eux sera le plus grand dans son royaume – qu'ils conçoivent encore comme un royaume temporel.  Jésus leur apprend de nouveau, par son exemple personnel aussi bien que par ses paroles qu'une communauté ne peut se construire que sur la base d'un humble service mutuel et non par la domination des uns par les autres.

 

Paul, dans sa lettre aux Éphésiens nous rappelle aussi, à la suite du Christ, que toute communauté – qu’elle soit monastique, paroissiale, familiale ou européenne – ne peut se bâtir que sur l’humilité, le respect de l’autre et par-dessus tout l’esprit de service mutuel.

 

Armand VEILLEUX

 

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