Job 19, 23-27a ; Romains 8, 18-23 ; Marc 10, 28-30

Abbaye de Scourmont - funérailles de frère Jacques Van Nedervelde

 

Homélie

 

« Nous avons tout quitté pour te suivre », dit Pierre à Jésus. Dans cette affirmation de Pierre aussi bien que dans la réponse de Jésus, l’élément central du texte n’est pas le fait d’avoir quitté quelque chose mais bien le faire de l’avoir fait pour suivre Jésus. Tout le monde doit un jour ou l’autre, d’une façon ou d’une autre, quitter son père, sa mère, ses frères et ses sœurs pour faire sa propre vie.  Cela n’est pas propre aux disciples de Jésus.

Il convient aussi de s’arrêter au sens du mot « quitter ».  Quitter ne signifie pas la coupure d’une relation, encore moins un rejet ou un abandon.  Quitter signifie établir une distance – une distance qui permet d’acquérir une autonomie, de devenir soi-même.  Et c’est précisément cela qui permet d’établir ensuite une relation vraie. Aucune relation fusionnelle n’est une vraie relation.  Une vraie relation exige une distance qui permet à chacun d’être soi-même. Il faut d’abord quitter.

L’enfant doit quitter le sein maternel pour devenir un être distinct.  Le jeune homme et la jeune femme qui unissent leur destinée pour former leur propre foyer doivent quitter celui de leurs parents. Donc, quitter est ce que tout le monde doit faire un jour.  Mais quitter pour quoi ? Pierre dit à Jésus : « nous avons tout quitté pour te suivre » et Jésus répond « personne n’aura quitté à cause de moi et de l’Évangile une maison, des frères, etc… sans recevoir au centuple [tout ce qu’il a quitté]. On a souvent appliqué ce texte à la vie religieuse.  En réalité, cet appel de Jésus à le suivre est adressé à tous les hommes et toutes les femmes.

Et que signifie alors « suivre le Christ » ? Cela signifie « marcher à sa suite ». Jésus ne s’est jamais établi ou proposé comme un gourou avec des disciples assis à ses pieds.  Il est sans cesse en mouvement, sans cesse en marche.  Ses disciples sont ceux qui marchent avec lui, dans la même direction. Cette suite du Christ suppose donc un mouvement continuel. Suivre est un acte libre.  C’est lorsqu’on est pleinement autonome qu’on est capable de choisir librement de suivre quelqu’un. Il doit aussi y avoir entre la personne qui suit et celle qui est suivie une distance critique, qui permet une relation vraie, de personne à personne.

Il y aura, ajoute Jésus, des persécutions.  C’est qu’il peut souvent arriver que nos choix nous mettent en porte à faux avec d’autres personnes qui peuvent se sentir insécurisées et réagir contre nous.

À tous ceux qui, en quittant beaucoup de personnes et de choses, se sont rendus libres pour établir avec Jésus une relation libre, celui-ci promet qu’ils recevront au centuple ce qu’ils ont quitté.  Cela veut dire que cette relation personnelle privilégiée avec Jésus nous rend capable de vivre une relation cent fois plus vraie et plus forte avec tous ceux à l’égard de qui nous avons établi une distance pour suivre Jésus et sa Bonne Nouvelle.  Cela nous donne une capacité de communion qui s’étend ensuite aussi à tout le cosmos, ici-bas et dans la vie éternelle.

C’est le message de ce fameux chapitre 8 de la lettre de Paul aux Romains.  Après avoir parlé de la présence de l’Esprit qui prie en nous par des gémissements de désir, Paul dit que ces mêmes gémissements se trouvent dans l’ensemble de la nature créée, laquelle dit-il, « gémit comme dans les douleurs de l’enfantement, attendant la pleine réalisation des fils de Dieu ».

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Frère Jacques a quitté très jeune sa famille pour venir à Scourmont – 16 ans à peine.  Il a quitté sa mère, ses frères, ses sœurs, tous les siens.  Il a aussi reçu le centuple.  Car cette distance physique et psychologique qu’il a prise à l’égard des siens en choisissant la solitude monastique, lui a permis de rester lié et de devenir de plus en plus profondément lié d’affection avec sa mère, ses sœurs, et les autres membres de sa famille.

Cette ouverture du cœur lui a aussi permis de communier avec la terre.  Travailleur infatigable durant ses longues années actives, il a remué la terre, planté, semé, développé des piscicultures, en particulier au Congo et à Caldey. Il savait vivre en communion avec la terre et la faire produire.  Il savait aussi pénétrer dans le secret des pierres. Après le labour d’un champ, il lui suffisait d’aller s’y promener pour y trouver en grande quantité de silex que personne d’autre n’aurait perçus.  Il savait nous décrire ce qui indiquait que telle pierre était plutôt du mésolithique que du néolithique !

Cela l’a amené à une communion toujours plus grande avec le Christ.  Homme d’une activité débordante et autonome, il ne lui a pas été facile d’accepter de devenir graduellement invalide et de plus en plus dépendant.  Mais cette acceptation s’est faite. En ces année d’inactivité physique, il lisait beaucoup et des choses fort sérieuses.  On pouvait se demander parfois si ces lectures ne dépassaient pas sa formation théologique de base. Mais il était évident qu’il avait une relation personnelle existentielle avec les réalités spirituelles au-delà des mots et des formules théologiques. Et l’ardeur qu’il prenait à nous transmettre ce qu’il avait découvert montrait bien qu’il y avait chez lui une authentique communion.  Il avait trouvé le centuple, dès ici-bas.  Et nous sommes convaincus qu’il l’a maintenant trouvé dans la vie éternelle.

Frère Jacques était fasciné, les dernières années de sa vie, par la présence immanente du Christ en tout être. Le Christ en tout et en tous ! Il est maintenant lui-même dans le Christ. Avec lui, rendons grâce au Seigneur en poursuivant notre Eucharistie.

Armand VEILLEUX

 

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