Fête de l'Université Catholique de Louvain, 1 février 2008
Célébration eucharistique (avec les textes liturgiques du 2 février)

 

H O M É L I E

 

Il y a à peine quelques semaines, nous célébrions la fête de Noël, que nous pourrions appeler la fête de l'Humanité de Dieu. Dans la célébration d'aujourd'hui, nous rappelons le moment où, huit jours après la naissance de Jésus, Marie, sa mère, et Joseph présentaient cet enfant au Temple.

Le récit ce cet événement, que nous venons de lire, est tiré de l'Évangile de saint Luc. Luc, dans les deux premiers chapitres de son Évangile, qui ne sont qu'en apparence des récits de l'Enfance de Jésus, nous présente en réalité, d'une façon symbolique, tous les grands thèmes de son Évangile. Dans le premier chapitre, il met en présence la nouvelle et l'ancienne Alliance, représentées par Jean-Baptiste et Jésus, qui se rencontrent déjà alors qu'ils sont encore dans le sein de leurs mères respectives. Puis le deuxième chapitre nous offre le récit de trois présentations de Jésus.

C'est d'abord Marie qui ayant donné naissance au Premier Né nous l'offre déjà comme nourriture dans une mangeoire. C'est le Premier Né par excellence, le Premier Né du Père Éternel, le Premier Né d'une multitude de frères, qui sera aussi le Premier Né d'entre les morts. C'est dans cette mangeoire qu'elle le présentera aux Bergers des montagnes environnantes. En effet Luc ne mentionne pas la visite des Mages avec leurs somptueux présents, mais bien celle d'humbles bergers représentant tous les petits de ce monde. Puis il y aura dans ce même chapitre deux de Luc une troisième présentation : celle que Jésus fera de lui-même au Temple, lorsqu'il aura douze ans.

Dans le récit que nous venons de lire, Marie et Joseph, son époux, viennent présenter Jésus au Seigneur, dans le Temple. Déjà il n'est plus à elle. Il appartient à sa mission. Une page est tournée dans l'histoire de l'humanité et dans l'histoire des relations entre Dieu et sa création. Finies les grandes théophanies de l'Ancien Testament où Dieu apparaissait sur le Sinaï dans le tonnerre et le feu et dans les autres manifestations terrifiantes de la nature. Ce qui nous est présenté maintenant, c'est l'humanité de Dieu dans toute sa tendresse, sa faiblesse, sa vulnérabilité, sous la forme d'un petit enfant.

C'était l'aboutissement d'une longue histoire. L'être humain avait été créé à l'image de Dieu, portant en lui une semence de vie divine, ayant été animé de son propre Souffle. Durant des siècles, des millénaires même, cet être humain avait eu une intuition de l'existence de Dieu. Chaque fois qu'il avait pénétré suffisamment en lui-même, il avait perçu que quelque chose en lui le reliait à une réalité plus grande que lui. Il avait nommé cette réalité Dieu. Il s'était créé des images de ce Dieu. Il se l'était imaginé, figuré. Il s'en était formé même une idée. Mais Dieu était autre que tout ce que l'homme pouvait imaginer ou penser.

Par l'incarnation, Dieu se révèle enfin, non pas dans toute sa divinité mais dans toute son humanité. En se faisant homme, en assumant notre humanité, Dieu nous révèle d'abord ce qu'est notre humanité, ce à quoi elle est destinée, quelle est sa dignité et sa grandeur. Désormais ce n'est qu'à partir de l'homme Jésus que l'on peut arriver à la connaissance du Dieu Jésus et de Dieu tout court. Les grands mystiques, comme saint Bernard de Clairvaux, ne s'y sont pas trompés, eux pour qui la connaissance de soi-même, puis de son prochain, est la voie nécessaire pour arriver à la connaissance de Dieu. Et donc l'amour de soi et du prochain est la première étape pour arriver à l'amour de Dieu.

Dans la recherche théologique contemporaine deux approches de la christo-logie se sont dessinées : l'une qui part de Dieu et l'autre qui part de l'homme. L'une qui part de tout ce que les définitions dogmatiques nous enseignent sur Dieu et qui affirme que tout cela se trouve en Jésus, sous une forme humaine, et l'autre qui part de l'homme Jésus et qui se laisse conduire par ses paroles et ses actes à une connaissance graduelle de son Dieu, de son Père, avec qui il ne forme qu'Un dans l'unité de l'Esprit. Il me semble que cette deuxième approche est celle qui nous est suggérée dans l'Évangile d'aujourd'hui.

Il y a peut-être eu des siècles où le grand danger pour les Chrétiens était de perdre leur foi en la divinité du Christ. De nos jours le danger est plutôt de perdre la foi en son humanité et de se l'imaginer comme simplement Dieu ayant pris pour un temps très bref de quelques années une apparence humaine ou, tout au plus une condition humaine.

Cette perte de la foi en l'humanité du Christ a eu des conséquences catastro-phiques. La principale conséquence a été la perte de la foi en l'humanité tout court, en la dignité de l'être humain créé par Dieu à sa propre image. L'oppression de l'homme par l'homme à travers les guerres, la torture et toutes les formes de non-respect des droits humains fondamentaux est l'une des conséquences de cette perte de foi en l'homme, en l'humanité de Dieu révélée en Jésus de Nazareth. Qu'il suffise de mentionner à titre d'exemples les hécatombes en Afghanistan et en Irak, les atrocités au Kivu et du Kenya, sans oublier la grande prison à ciel ouvert qu'est devenue la bande de Gaza.

Lorsque Marie et Joseph présentèrent Jésus au Temple, ce petit de l'homme fut reconnu par le vieillard Siméon comme le salut préparé par Dieu pour tous les peuples, et la prophétesse Anne parlait de lui à tous ceux qui attendaient la libération de Jérusalem. Que signifie ce récit pour nous aujourd'hui, lorsque nous l'entendons ici, dans une Université, un lien de transmission du savoir et de la sagesse.

Si une université catholique n'avait pour fonction que de transmettre l'enseignement de la foi, une faculté de théologie suffirait. Mais elle a pour mission, me semble-t-il, d'aider les femmes et les hommes d'aujourd'hui à arriver à une dé-couverte toujours plus profonde de leur humanité dans toute leur dignité d'hommes et de femmes créés à l'image de Dieu ; de les amener à découvrir toutes leur poten-tialités physiques et spirituelles et de les aider à travailler à la construction d'un monde où les besoins de tous, à commencer par ceux des plus démunis, soient pris en compte et où les droits humains fondamentaux de tous soient affirmés, et au besoin défendus, même au risque de sa liberté et de sa vie.

N'est-ce pas le message que lance aujourd'hui cette Université Catholique de Louvain en décernant des doctorats honoris causa à des personnes qui ont œuvré de façon éminente en se sens. On honore Madame Souhayr Belhassen, qui après avoir œuvré courageusement pour la défense des droits humains, particulièrement ceux des femmes et des sans voix dans son pays, la Tunisie et dans les autres pays du Maghreb, continue de mener cette même lutte à la tête de la Fédération Internationale des Ligues des Droits de l'Homme. On honore Madame Monica Nève de Mévergnies qui travaille depuis longtemps à aider les habitants des Marolles, entre autres, à exprimer à travers le chant et la musique le plus beau de leur humanité. On honore enfin Messieurs Piccard, père et fils, Jacques et Bertrand, qui ont, toute leur vie durant, pris plaisir à utiliser la science pour repousser toujours plus loin les limites connues de l'effort humain.

Nous tous ici présents sommes aussi appelés à incarner notre foi en Dieu dans notre foi en l'humanité - cette humanité créée à son image, qu'il nous a con-fiée et dont il nous a révélé toute la beauté et la dignité, aussi bien que la fin ultime, dans la personne de Jésus de Nazareth.


Armand VEILLEUX
Abbé de Scourmont





 

 

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