Gn
15,1-6;21,1-3; Hé 11,8.11-12.17-19; Lc 2,22-40
On ne le rappellera jamais
assez. Luc n'est pas un journaliste
mais un théologien. Il ne faut pas
lire ces deux premiers chapitres de son Évangile comme de beaux petits récits
édifiants mais essayer de les décortiquer pour en extraire le sens caché. De tous les Évangélistes, Luc est celui qui s'intéresse le moins aux
pratiques juives, qu'il ne semble d'ailleurs pas connaître très bien. Il ne faut sans doute pas s'arrêter à la description du rituel de la
présentation de l'enfant et de la mère au Temple. Ce qui intéresse Luc ce sont les personnes qu'il met en présence.
En réalité plusieurs "couples"
sont présentés par Luc en ces premiers chapitres de son Évangile. Il y a eu tout d'abord le couple Zacharie/Élizabeth qui donnèrent naissance
à Jean-Baptiste, puis, si l'on me permet l'expression, le couple Esprit-Saint/Marie,
puisque Marie enfanta sous l'action de l'Esprit Saint, puis, ici le couple
Marie/Joseph qui viennent présenter leur fils au Temple. Il y a aussi d'autres binômes, qui bien qu'il ne s'agisse évidemment
pas de "couples" sont des groupes de deux, qui se complètent et
sont reliés l'un à l'autre par leur vocation ou leur mission. Il s'agit de Jean-Baptiste et Jésus qui se rencontrent alors même
qu'ils sont encore dans le sein maternel ainsi que Syméon et Anne qui se retrouvent
tous les deux au Temple, avec la même foi et la même attente. On pourrait
ajouter que la première lecture de la messe nous présentait le couple Abraham/Sara.
Luc établit une comparaison
et même une certaine opposition entre le couple Zacharie/Élizabeth, qui se
situe à la fin de l'Ancien Testament, dont la foi hésitante et questionnante
de Zacharie est un symbole et le couple Marie/Joseph, humblement fidèles à
la Loi et surtout ouverts à l'Esprit. Entre les deux se trouvent les deux vieillards Syméon et Anne, en
qui s'incarne toute l'attente confiante de l'Ancien Testament. Ils se situent au point de rupture. Le lieu de la théophanie n'est plus le Temple
mais la personne de Jésus. Les promesses
faites à la famille d'Abraham et à ses descendants, puis à David et à sa descendance,
à Israël, sont maintenant accomplies. Elles ne sont plus faites à une famille particulière mais à la famille
des nations.
Avec Jésus la famille
prend un sens tout à fait nouveau. Elle
n'est plus, pour chacun des membres qui lui appartiennent, le cœur du monde,
auquel tout doit être rapporté et rattaché. Elle est éclatée. Elle est
le lieu dont on sort pour entrer dans le monde -- un lieu de passage et d'initiation
à l'univers. C'est le glaive qui sépare
le cœur de Marie en deux. Son cœur sera divisé entre le Fils qu'elle perd
lorsqu'il lui échappe, au Temple, à l'âge de douze ans, lorsqu'il la quitte
vers l'âge de trente ans, alors qu'elle est sans doute déjà veuve, et finalement
lorsqu'il se fait crucifier. Ce cœur
divisé est tout de suite re-soudé dans l'amour universel qu'elle partage avec
son fils.
De la Sainte Famille on
sait peu de choses sinon qu'elle était pauvre. Joseph était un simple ouvrier (le mot grec "tektón" signifiant
plutôt un homme à tout faire qu'un menuisier au sens strict). Lorsqu'ils présentent leur fils au Temple,
ils présentent non pas l'agneau des riches mais les tourterelles des pauvres. Et cette pauvre famille (bienheureux les pauvres, dira Jésus)
éclatera rapidement, dans le sens le plus positif du mot éclater -- comme
une fleur éclate en ouvrant ses pétales, pour s'ouvrir à la grande famille
des disciples de Jésus, à la grande famille des nations.
N'y a-t-il pas là un message
important pour notre temps, où alors même que la famille éclate dans un autre
sens, plutôt négatif, et qu'on refuse même souvent de la former -- en même
temps, un vent de repliement sur soi souffle sur les groupements humains à
tous les niveaux. Des nations entières,
et pas des moins puissantes, développent à nouveau des attitudes tribales
d'agression en même temps que d'isolement, que l'on croyait appartenir aux
millénaires passés. La même chose
se produit au niveau des collectivités ou communautés plus restreintes.
Jésus de Nazareth nous
enseigne que la famille est un lieu de formation essentiel et indispensable,
mais qu'elle remplit bien son rôle lorsqu'elle enfante à la Société et à la
grande Famille des Nations ceux qu'elle a reçus en son sein.
Armand VEILLEUX