26 janvier 2003 -Solennité des
Fondateurs de Cîteaux.
Si 44, 1.10-15; Heb 11, 1-2;
8-16; Marc 10, 24b-30
Une tentation à laquelle
nous sommes facilement confrontés, surtout lorsqu'on atteint un certain âge,
est celle de vivre dans le passé. Une
autre tentation, qu'on rencontre surtout chez les plus jeunes est celle de
vivre dans l'avenir, c'est-à-dire un avenir imaginé. Il y a aussi la tentation de se cantonner dans
chaque instant présent que l'on vit, sans lien avec le passé et sans horizon
devant soi.
Le défi, pour tout être
humain, et donc aussi pour tout moine, est de vivre dans le moment présent,
tout en étant solidement enraciné dans la tradition du passé, avec les yeux
fixés sur le but vers lequel on tend. Ainsi
étaient nos Pères Robert, Albéric, Étienne et leurs compagnons, qui nous ont
légué le riche héritage de la tradition cistercienne.
Ceux qui créent quelque
chose de durable, dans l'histoire de l'humanité en général comme dans celle
de l'Église, sont toujours des personnes profondément en contact avec leur
temps, résonnant aux aspirations des femmes et des hommes de leur époque,
tout en ayant reçu et intégré les richesses du passé et ouverts à un avenir
demeurant encore mystère.
Nos Pères du Cîteaux primitif
se situaient dans la droite ligne des grands mouvements spirituels de leur
temps, en particulier du mouvement de retour à la simplicité de l'Église primitive,
à l'authenticité de la Règle monastique dépouillée de la richesse de ses interprétations
multiples, et à la recherche d'une rencontre contemplative et affective de
Dieu. Ils rendirent un service inestimable
à ce grand mouvement de chrétienté, lui donnant une consistance et une pérennité
dans une forme établie de vie. En effet, un "mouvement", alors comme
aujourd'hui, ne produit rien de durable aussi longtemps qu'il demeure "mouvement"
et ne se mue en forme de vie. N'ayant pas de demeure permanente ici-bas et fixant leurs yeux sur
la vie éternelle, ils engendrèrent dans le peuple de Dieu tout entier cette
tension contemplative.
"Seigneur, nous avons
tout quitté pour te suivre", disait Pierre à Jésus. C'est aussi ce que nous avons voulu faire en
répondant à l'appel à la vie monastique. La plus grande pauvreté pour nous consiste en ce que le passé soit
vraiment passé et que l'avenir soit encore l'avenir. Tout ce dont nous disposons est le moment présent, qui n'est qu'un
grain de sable dans l'immensité du temps et comme un souffle éphémère face
à l'éternité. Et pourtant, comme le
promet Jésus à Pierre et à ses compagnons, si nous acceptons cette radicale
pauvreté, ce moment présent si bref et si vite passé est rempli de toute la
richesse du passé à laquelle nous avons renoncé et déjà lourd de toute la
vie éternelle vers laquelle nous aspirons.
C'est pourquoi nous devons
apprendre à vivre "sous la tente", comme Abraham, acceptant de ne
même pas posséder le moment présent qui se transforme constamment en passé
et de ne posséder l'avenir que dans la tension de foi qui nous tient tendus
vers la vie éternelle et qui s'appelle espéranced. C`est alors que Dieu sera "notre" Dieu – non pas un Dieu
que nous pourrons prétendre "posséder", ni un Dieu qui nous "possède",
mais un Dieu qui nous remplira de sa richesse dans la mesure où nous ferons
nôtre la pauvreté qu'il a Lui-même assumée.