|
|
||
|
|||
Chapitre du 13
août 2017
Abbaye de
Scourmont
Les passages du Seigneur
Le Livre de l’Exode nous raconte
comment Moïse désirait voir la face de Dieu. Celui-ci lui dit qu'il ne pouvait pas
voir Sa face et vivre; mais il ajouta: "Je ferai passer toute ma bonté devant toi, et je proclamerai mon nom
devant toi" (Ex 33,19). Il
l'invita à se rendre au sommet du mont Horeb, disant: "Alors que ma gloire passera, je te placerai
dans la fente du rocher, et je te couvrirai de ma main jusqu'à ce que je t'aie
dépassé" (Ex 33,22).
C’est cette rencontre de Dieu qui est répétée dans le
récit concernant le prophète Élie, que nous venons de lire dans le passage du
Livre des Rois que nous avons lu à Laudes et qui est la première lecture de la
Messe d’aujourd’hui. Élie se cacha dans la même fente du rocher, sur le même
mont Horeb "Et voici que le Seigneur
passa, et un grand vent déchira les montagnes et réduisit en pièces les rochers
devant le Seigneur" (1 Rois, 19.11). Et lorsque survint la brise légère Élie fit l'expérience de la présence
de Dieu.
Dans le cas de Moïse, cet
événement se situe après la rupture de l’Alliance dans l’adoration du veau
d’or, la colère de Moïse et le renouvellement de l’Alliance. Dans le cas d’Élie, il se situe après le
récit que nous avons lu à l’Office il n’y a pas longtemps, où Élie invite les
450 prêtres de Baal à une sorte de concours où ils doivent invoquer Baal et
lui, seul, invoque Yahvé. L’histoire se terminant par l’exécution des prêtres
de Baal, la fureur de Jézabel et la fuite d’Élie. Dans les deux cas, l’expérience spirituelle des hommes de Dieu – Moïse et Élie
– est étroitement liée à leur mission auprès du Peuple. Et, dans chaque cas,
ils sont renvoyés vers le Peuple après leur rencontre de Dieu.
Si ce récit du Livre des
rois décrivant le passage de Dieu dans un grand vent, sur l’Horeb, alors
qu’Élie se tient dans la fente du rocher a été choisi comme première lecture de
la Messe d’aujourd’hui, c’est que ce texte a une relation avec le récit de
l’Évangile d’aujourd’hui qui nous décrit la rencontre de Jésus avec les
Apôtres, lorsqu’il vient vers eux en marchant sur les eaux, alors que leur
barque est secouée par un vent violent.
Le récit de la marche de Jésus sur les eaux, que
Matthieu, Marc et Jean rattachent tous les trois au miracle de la
multiplication des pains, rapporte une expérience qui laissa une impression
profonde sur les disciples de Jésus. Chacun de ces trois Évangélistes raconte les faits d'une façon quelque
peu différente des deux autres; mais dans chaque cas l'histoire trouve son
sommet dans la rencontre de Jésus avec ses disciples sur la mer, et dans les
paroles sublimes et consolantes de Jésus: "Courage, c'est moi, n'ayez pas
peur."
Après la multiplication des pains Jésus dit à ses
disciples de se rendre sur l'autre rive du lac par bateau, alors que lui-même,
après avoir renvoyé la foule, va dans la montagne pour prier. Alors, vers le matin, il vient à leur
rencontre marchant sur les eaux. Nous lisons aujourd’hui ce récit dans la
version de Matthieu. Or Marc a ici un
détail qui peut sembler étrange, mais qui est d'une grande importance. Il dit que Jésus "allait les dépasser" ou "passer près d'eux", lorsqu'ils le virent. Comment allait-il les dépasser alors qu'il
venait précisément pour les rencontrer? L'expression est évidemment une allusion aux deux événements de l’Ancien
Testament que je viens de mentionner : le passage de la gloire de Dieu
devant Moïse qui se tient dans la fente du rocher, et, de même le passage du
Seigneur devant Élie, qui se tient aussi dans la fente du Rocher, alors que
souffle un vent de tempête.
De même que Moïse et Élie avaient tous les deux ont été
renvoyés à leur Peuple après cette expérience spirituelle, de même les Apôtres,
après cette rencontre de Jésus, se retrouvèrent subitement sur l'autre rive du
lac, prêts à commencer une nouvelle journée de travail missionnaire avec Jésus.
De même en est-il pour nous. En réalité, Dieu passe
constamment près de nous. La plupart du
temps nous ne sommes pas conscients de son passage, soit que nous soyons
distraits, ou repliés sur nous-mêmes, ou que nous essayons de le trouver dans
des événements extraordinaires, alors qu'il passe près de nous dans la personne
d'un frère, d'un ami, d'un pauvre qui a besoin de notre aide, etc. Et chaque fois, il ne s’agit pas d’une
expérience où nous devons nous complaire, un peu comme Pierre qui, lors de la
Transfiguration de Jésus, voulait construire des tentes pour faire durer
l’expérience et s’y établir. Nous sommes au contraire chaque fois renvoyés aux
obligations de notre vie ordinaire de tous les jours, à notre
« Peuple », c’est-à-dire à nos frères et à tous ceux que nous
rencontrons sur notre route.
Quand Paul, dans la deuxième lecture de la Messe
d’aujourd’hui, exprime à quel point il est tiraillé entre l’amour de son
peuple, le peuple juif, et sa mission d’apôtre du Christ, il pense sans doute à
la rencontre inattendue et dramatique sur le chemin de Damas, qui transforma sa
vie. Pour lui aussi, cette profonde
expérience spirituelle était en vue de l’envoie en mission vers le Peuple de
Dieu.
Et puisque nous lisons
aujourd’hui ce récit de l’Évangile selon la version de Matthieu, arrêtons-nous
aussi au contexte dans lequel Matthieu situe cette histoire, afin de comprendre
le message qu’il veut nous livrer. L’événement se situe après la multiplication
des pains, mais aussi après la prière solitaire de Jésus, qui a renvoyé la
foule. Remarquons tout d’abord que Matthieu, dans tout son Évangile, ne
mentionne que deux fois la prière solitaire de Jésus : cette fois-ci et au
Jardin des Oliviers, donc dans des moments particulièrement tragiques. Jésus après avoir appris la mort de
Jean-Baptiste est parti en barque avec ses disciples vers un lieu tranquille et
solitaire. Les foules s’en aperçoivent
et le précèdent. Il a pitié de ces
pauvres gens et il les nourrit après avoir guéri leurs malades. Il oblige (le mot est fort) ensuite ses disciples à se rendre sur l’autre rive. L’autre rive, ce n’est plus en Israël ; c’est
le monde des païens vers lesquels ils doivent aussi aller. Il veut sans doute aussi les protéger contre
le danger de se laisser emporter par la foule dans un mouvement qui voudrait
transformer Jésus en Messie politique. Il renvoie seul cette foule et va seul dans la montagne prier son
père. Comme conséquence de cette
rencontre de Dieu, son humanité acquiert l’une des caractéristiques que
l’Ancien Testament reconnaissait comme la prérogative de Dieu, celle de marcher
sur les eaux (cf. Job 9,8 ; 38,16).
Le monde où nous vivons
apparaît souvent comme une barque battue par le vent sur une mer houleuse. Il suffit de regarder ce qui se passe dans
tant de pays en guerre, comme la Syrie, ou qui risquent de l’être bientôt,
comme la Corée du Nord et tous les pays qui l’entourent. On peut penser aussi à
certaines tensions au cœur de l’Église. Si Jésus se présentait, marchant
calmement sur cette mer houleuse, nous penserions sans doute comme les Apôtres,
qu’il s’agit d’un fantôme. Et pourtant
il vient sans cesse à nous, non pas dans les grandes manifestations bruyantes,
mais dans la brise légère. Si nous avons
le courage – ou la témérité – de lui lancer le même défi que Pierre lui lança : « Si c’est bien toi, ordonne que j’aille vers
toi » il nous dira certainement : « Viens
! »
Le « si » de Pierre – cette capacité de reconnaître et
d’assumer son doute – est aussi courageux que son « ordonne » -- sa disposition
à obéir à n’importe quel prix. Puissions-nous alors avoir de même le courage de
marcher sur cette mer houleuse sans crainte et d’arriver à la rencontre de
Jésus avant même qu’il ne réapparaisse dans le bateau. Tous ceux qui étaient dans la barque
reconnurent Jésus lorsque le vent fut tombé. Ainsi Élie avait reconnu Dieu dans la brise légère. Le défi que Dieu lance peut-être aux femmes
et aux hommes d’aujourd’hui, comme il le fit à Pierre, c’est de le rencontrer
au cœur même de la tempête.
N’attendons pas que tous les
conflits se soient calmés sur la scène internationale ou même dans l’Église,
pour espérer la grâce d’une rencontre intime avec Jésus. Les temps actuels sont faits pour les natures
à la fois fortes et téméraires comme celle de Pierre. Dans un monde où Dieu se manifeste de façons
si déconcertantes, ayons l’audace de lui dire : « Si c’est bien toi, ordonne que j’aille à ta rencontre en marchant sur
ce chaos qui est le nôtre ». Il nous
dira sans doute : « Viens ». Prions pour avoir alors le courage d’aller de
l’avant les yeux fixés sur Jésus et non sur la tempête qui nous entoure. Mais même si la tempête nous ramène à nos
peurs, ce n’est pas grave. Il nous
prendra par la main et nous fera monter dans la barque... sans oublier que
cette barque est en route vers l’autre rive, vers le monde des « nations », c’est-à-dire
vers la mission universelle.
Armand Veilleux
|
|
||
|
|||