23 octobre 2016

Chapitre de Scourmont

 

Mystique et vie contemplative

 

          Nous avons célébré, il y a huit jours, la fête de sainte Thérèse d’Avila, l’une des grandes mystiques de notre tradition chrétienne, à qui a d’ailleurs été donné le titre de « Docteur de l’Église ». J’ai lu à cette occasion un article qui rappelait une phrase de Karl Rahner, disant qu’au 21ème siècle « les chrétiens seraient mystiques ou ne seraient pas chrétiens ». Rahner écrivait cela vers le milieu du 20ème siècle, à une époque où il y avait un engouement en Occident, y compris chez les catholiques pour diverses formes de mystique orientale. Sans nier l’importance du dialogue avec les autres traditions spirituelles, encouragé par Vatican II, Rahner était de ceux qui trouvaient important de rappeler qu’il y avait, au cœur même du christianisme, une grande tradition mystique et contemplative.

 

          Dans les années qui suivirent, de nombreuses études furent publiées sur la tradition mystique occidentale.  Le professeur Bernard McGinn de Chicago, qui est un spécialiste de la mystique franciscaine, mais qui est aussi un ami des Cisterciens (participant assidu des Conférences cisterciennes de Kalamazoo) a écrit une série de sept gros volumes sur la mystique chrétienne occidentale (« Western Christian Mysticism »).

          Bernard McGinn s’était lancé dans cette étude au moment où il y avait justement l’engouement que je viens de mentionner pour les traditions d’Extrême Orient.  Il voulait faire connaître que, dans le Christianisme, l’expérience n’est jamais vécue comme une expérience pure ou absolue, mais toujours comme l’expérience de quelqu’Un d’autre avec lequel le sujet entre en communion.  Et cette expérience est spécifiquement chrétienne en ceci qu’elle est l’expérience d’une Réalité qui nous a été révélée par le Verbe de Dieu incarné, et qui nous a été transmise dans des mots et des catégories humaines.  Cette rencontre a des répercussions sur la dimension sensible et affective de notre être.  Elle est amour, mais amour de la Personne connue. 

          Les moines de la tradition chrétienne ont toujours vécu cette réalité comme quelque chose d’ancré dans la vie de tous les jours et non comme quelque chose d’extraordinaire. Un autre professeur, Andrew Louth, dans une étude déjà ancienne (1981) sur les origines de la tradition mystique chrétienne, après avoir tracé l’évolution de cette mystique chrétienne depuis l’influence de Platon, de Philon, de Plotin et d’Origène, offre un chapitre à première vue surprenant sur le caractère anti-mystique  prononcé du monachisme (égyptien) primitif. Que veut-il dire ? 

Bien sûr il ne nie pas que les moines cherchent une vie de relation profonde avec Dieu (que nous appellerions « contemplative »). Mais il insiste sur le fait qu’ils recherchent cette relation non pas dans une sorte de sortie d’eux-mêmes et de leurs activités quotidiennes, mais au contraire proprement à travers celles-ci.

          Depuis plusieurs siècles, on distingue parmi les diverses formes de vie religieuse, la vie active, la vie contemplative et la vie mixte.  Or, il y a longtemps que les maîtres de la spiritualité monastique font remarquer qu'il n'est pas possible de faire entrer de force la vie monastique dans un tel schéma.  Il serait en effet dangereux -- et même hypocrite -- de considérer qu'une forme de vie monastique est plus contemplative qu'une autre du simple fait qu'elle ne comporte pas d'activité apostolique. 

          La vie monastique est-elle contemplative?  La question a été posée très explicitement durant le Concile Vatican II, au moment où se préparait le document conciliaire sur la vie religieuse.  On a souvent mal compris ceux qui posaient alors cette question.  Leur but n'était pas de mettre en question que la vie monastique a -- et doit avoir -- un dimension et même une orientation contemplative, mais de refuser de la définir comme telle par le simple fait de ne pas avoir d'action pastorale. 

          Dom Jean Leclercq écrivit à cette époque dans les Collectanea Cisterciensia (27 [1965] pp. 108-120) un article ayant précisément pour titre : "La vie monastique est-elle une vie contemplative ?"  Sa réponse était : Oui, évidemment, elle l'est.  Mais il ajoutait tout de suite que selon toute la tradition monastique, appeler quelqu'un "contemplatif" ne signifie pas qu'il pratique la "contemplation" dans l'un ou l'autre des sens que le mot a pris dans les diverses écoles de spiritualité depuis le XVIème siècle. Cela signifie plutôt qu'il pratique la prière continuelle, ou encore qu'il organise toute sa vie de telle façon qu'il puisse maintenir d'une façon aussi constante que possible une conscience aimante de la présence de Dieu. 

          Pour maintenir cette prière continuelle, le moine utilise un certain nombre de moyens.  L'un de ces moyens, le plus important de tous dans la tradition bénédictine est l'Office Divin;  un autre est la lectio divina.  Celle-ci est, en effet, selon la tradition monastique, d'Orient comme d'Occident, authentique prière contemplative, et non simplement une préparation à la prière.  D'autres moyens sont, évidemment, les moments de silence, les moments de plus grande attention à la présence de Dieu, ou encore les répétitions de prières brèves, la prière de Jésus, le rosaire.  Ce sont là autant de moyens de maintenir un attitude contemplative tout au long de la journée, à travers toutes les occupations, y compris le travail.

          Un enseignement constant de la tradition monastique à travers les siècles est celui-ci :  on est contemplatif dans tous les aspects de sa vie ou on ne l'est pas du tout.  Je dois évidemment être contemplatif dans ma demi-heure ou mon heure de prière silencieuse, comme je dois l'être durant l'Office Divin et durant le travail, quel que soit le type de travail.  Si je ne fais pas d'efforts pour conserver une communion contemplative avec Dieu durant mon travail, je m'illusionne en pensant que je deviendrai soudainement contemplatif en entrant à l'Église ou en m'agenouillant pour ma demi-heure de prière.

          Un autre enseignement constant de la tradition est que la prière contemplative par excellence, et le contexte idéal pour toute expérience mystique, est la liturgie.  Les plus beaux enseignements mystiques de saint Bernard et de nos autres Pères cisterciens se trouvent dans leurs sermons préparés pour être utilisés dans la liturgie ou, en tout cas, portant sur des textes bibliques lues durant la liturgie. 

          Dom Jean Leclercq avait publié en 1963 (donc avant l'article mentionné tout à l'heure) une étude sur les noms de la prière contemplative (Jean Leclercq, Otia monastica.  Études sur le vocabulaire de la contemplation au moyen âge. Rome [Studia Anselmiana, 48], 1963).  Il y montrait que la plus importante et la plus constante de toutes les expressions trouvées dans la tradition pour décrire la prière contemplative était "memoria Dei" (souvenir de Dieu).  On ne trouve pas, par exemple, le mot "contemplatio" dans la Règle de saint Benoît ; mais la "memoria Dei" est le premier degré de l'humilité, et on la retrouve partout dans la Règle. 

De même saint Bernard utilise peu le mot "contemplation", mais le "souvenir de Dieu" est aussi au cœur de son enseignement.  Il écrit, par exemple: "Le souvenir de Dieu est le chemin vers la présence de Dieu.  Quiconque garde les commandements présents à l'esprit, afin de les observer, sera récompensé de temps à autre par la perception de sa présence" (Sent 1.11; SBO 6b.9.17-21). (Voir l'article de Michael Casey sur "Mindfulness of God in the Monastic Tradition", Cistercian Studies 17 [1982], pp. 111-126).

          Bernard revient plus d'une fois dans ses écrits sur la tension vécue par tous ceux qui, en communauté, ont d'importantes responsabilités administratives, soit d'ordre matériel soit d'ordre spirituel.  Il met d'abord en garde contre le danger d'aspirer à de telles responsabilités ; mais il enseigne aussi que pour un moine qui a reçu de telles tâches, cela peut être pour lui l'occasion d'un détachement radical qui lui fait renoncer à son propre loisir et assumer une grande partie du poids de préoccupation de la communauté, de sorte que ses frères puissent jouir de la solitude et de la paix.  Ce fut, bien sûr, la vocation de Gérard, le frère de Bernard et cellérier de Clairvaux, à qui Bernard paie un tel tribut dans son Sermon 26 sur le Cantique des Cantiques.

          Tous ceux qui ont beaucoup à faire au service de la communauté doivent s'efforcer de conserver suffisamment de temps pour la prière, la lecture et la méditation. Mais cela ne suffit pas et n'est même pas l'essentiel.  L'essentiel c'est que toute notre activité soit enracinée dans une prière contemplative, soit réalisée dans un climat et un esprit de prière continuelle, et nous ramène sans cesse à celle-ci.

Armand Veilleux.

 

 


 

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