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10 juillet 2016
Chapitre de Scourmont
Défis
posés au monachisme d’aujourd’hui
Nous
célébrons demain la fête de saint Benoît, père du monachisme occidental et
patron de l’Europe. Nous célébrons cette fête à un moment où l’Europe est en
pleine crise et où le monachisme occidental connaît un peu partout en Occident
un très sérieux ralentissement, au moins dans son développement numérique.
En tant
que moines voués à la prière contemplative, nous avons le devoir de nous
efforcer de regarder et même d’analyser tous ces événements, pour y discerner
le doigt de Dieu. Cette situation comporte des défis et donc des appels à la
croissance. Dans la ligne du rappel que
fait sans cesse le pape François de la supériorité du temps sur l’espace et de
la nécessité de privilégier les processus de croissance et de vie nouvelle,
nous devons essayer de percevoir la volonté de Dieu sur chacun de nous
personnellement, mais aussi sur nous pris collectivement, soit comme
communauté, comme Ordre et même comme « ordo monasticus » dans l’Église et le monde d’aujourd’hui.
Tout au
long de l’histoire monastique, les nouvelles fondations, les nouveaux départs
ou les grandes réformes ont toujours eu lieu en des moments de transformation
profonde de l’Église, de la société et des équilibres sociaux et
économiques. Tous ces moments ont
quelque chose en commun, que ce soit la grande expansion du monachisme en
Egypte au début du quatrième siècle, où bien le début du monachisme bénédictin au
sixième siècle, Cluny au dizième siècle ou encore Cîteaux au douzième. Peut-être que notre situation actuelle a
beaucoup en commun avec ces moments charnières et que nous sommes au seuil d’un
grand renouveau plutôt que d’une extinction planifiée.
Cela
demanderait une longue étude ; mais en cette vigile de la solennité de
saint Benoît examinons dans quelle situation s’est trouvé Benoît de Nursie et
comment il a répondu aux défis qui lui furent posés. Nous sommes, à cette époque, au début du démantèlement de l’empire romain
d’Occident, et des premières invasions barbares.
Durant une
période de cinq siècles, allant de 27 av JC à 476 après JC, la petite ville de
Rome dans le Lazio avait étendu son autorité et sa domination sur une très
large partie du monde connu, créant l’une des plus grandes entités politiques
de l’Histoire. Cet empire romain, en Occident, influença profondément le monde
méditerranéen, sur le plan culturel, linguistique et finalement religieux, tout
en assurant la conservation de la civilisation grecque antique reçue en héritage.
La période impériale fut aussi un temps de développement des échanges
économiques, facilité par la construction d'un important réseau routier qui a
existé parfois jusqu'à l'époque moderne.
Or, voici
qu’au début du cinquième siècle, tout cela commence à s’écrouler :
En 395 Théodose divise son empire entre ses deux fils :
Arcadius reçoit l’Orient et Honorius l’Occident. Peu après, entre 405 et 419, les invasions
des barbares commencent à creuser des césures géographiques et sociologiques
dans l’empire occidental. Les Romains
abandonnent aussitôt la Bretagne, les barbares passent le Rhin et prennent Rome
et en 429, tout juste avant de mourir, Augustin voit les Vandales devant les
murs d’Hippone. Valentinien III (425-455) remet finalement l’Occident aux
barbares. Et, en 476, se termine la série des empereurs romains d’Occident. Ces
invasions répétées marquent profondément la vie ecclésiale et donc aussi la vie
monastique qui existait, en Occident comme en Orient, depuis les premières
générations chrétiennes.
Vingt ans plus tard Clovis reçoit le baptême, et
lorsqu’il meurt en 511, sa louange funèbre le célèbre comme le fondateur de
plusieurs monastères. La vie monastique
a donc survécu ; mais un grand changement s’est toutefois produit dans les
monastères. À la fin du quatrième siècle et au début du cinquième siècle les
monastères en Occident étaient peuplés d’hommes formés selon la vieille culture
romaine. Graduellement ils sont peuplés
de membres appartenant aux nouvelles nations. Ce sont des hommes rudes, avec peu de culture humaine, peu ou pas de
lettres, et souvent avec un simple vernis d’évangélisation, car avec le baptême
de Clovis avait été introduite une forme tout à fait nouvelle d’évangélisation
: les baptêmes en masse.
Or, voici qu’un roi ostrogoth, un « barbare »
nommé Théodoric, aura indirectement, sans le vouloir et sans le savoir, un influence sur tout le monachisme occidental
qui suivra. Comment ? –
Théodoric prend le pouvoir à Rome en 493. Il avait vécu 10 ans à Constantinople comme
otage dans sa jeunesse. Personnage
ambitieux et intelligent à la fois, il fonde son règne sur une intégration
d’éléments barbares et d’éléments romains. Il confie la défense du territoire à
l’élément goth et l’administration à l’élément romain. Il sait s’entourer de collaborateurs de
grande qualité comme Boèce et Cassiodore. Théodoric est soucieux de donner à
son royaume des lois précises et claires et, parallèlement, on assiste alors au
sein de l’Église à la renaissance gélasienne (qui doit évidemment son nom au
pape Gélase) qui se préoccupe d’élaborer une législation canonique qui ait un
caractère d’universalité, d’authenticité et de romanité. Ainsi, durant une
période de barbarie, Rome est encore pour un certain temps un centre d’étude
d’où l’on vient de toute l’Italie, de l’Afrique, de la Gaule pour étudier.
C’est dans ce contexte de renouveau ecclésial et social
très bref, dans cette petite fenêtre ouverte sur la civilisation dans un
nouveau monde « barbare », qu’un auteur inconnu écrit la Regula Magistri. Et, parmi les étudiants encore envoyés par
leurs parents se former à Rome se trouve un jeune homme de Nursie, appelé
Benoît. Lorsqu’il s’enfuit dans la
solitude, après ses brèves études à Rome, la renaissance gélasienne a mis à sa
disposition les traductions latines des Règles de Pachôme, de Basile et
d’Augustin, tout comme l’expérience de la vie monastique provençale.
L’avènement de Benoît et de sa Règle est donc dû à une toute
petite ouverture de lumière dans une période de barbarie, fruit du bon sens
d’un barbare cultivé, Théodoric. Benoît,
à son tour, aura, inutile de le dire, une influence énorme non seulement sur le
monachisme occidental mais sur toute la société occidentale, au point d’avoir
été désigné le Patron de l’Europe. Après
Benoît les invasions reprennent et les monastères fondés par lui
disparaissent. Monte Cassino est détruit
par les Lombards vers 577. Benoît n’a
pas de successeur. En réalité, ce qu’on appelle le monachisme bénédictin
remonte à Grégoire le Grand qui, un siècle plus tard, immortalisa Benoît dans
ses Dialogues et enverra des moines romains évangéliser – ou plutôt romaniser –
l’Angleterre (qui avait déjà été évangélisée par les moines Celtes.
La
prochaine étape de cette réflexion, que nous n’avons pas le temps de faire
aujourd’hui, serait de nous demander quels sont les points communs entre la
situation globale à l’époque de Benoît et celle où nous nous trouvons
aujourd’hui. Je crois que les points de contacts sont nombreux :
démantèlement de grands équilibres géopolitiques, mouvements de populations,
généralisation de la violence, perte de valeurs, etc. mais aussi un renouveau
ecclésial avec Vatican II.
Nous
devons nous demander, dans la prière mais aussi dans l’analyse et la réflexion,
quels défis Dieu nous offre à travers tout cela. Pour revenir encore une fois à la
terminologie chère au pape François, Dieu nous invite à faire confiance à des
processus de croissance qui engendreront de nouvelles façons d’être moines et
d’être bénédictins et cisterciens plutôt que de nous réfugier dans ce que
François appelle les « espaces de pouvoirs » où nous espérons pouvoir
tout contrôler comme par le passé.
Armand VEILLEUX
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