Chapitre du 29 mai 2016 – abbaye de Scourmont

Fête du Corpus Christi

 

 Le jour décline

 

          Dans l’Évangile d’aujourd’hui, que je commenterai d’un autre point de vue dans l’homélie à la célébration eucharistique, il y a une petite expression qui semble anodine, mais qui est importante pour l’évangéliste Luc.

Luc situe cet événement dans un moment bien précis. Jésus avait envoyé les Apôtres en mission pour la première fois. À leur retour, alors que ceux-ci commencent à raconter tout ce qu’ils avaient fait, Jésus les amène à l’écart.  Mais la foule les suit. Jésus accueille toute cette foule ; il leur parle du royaume et il guérit leurs maladies. 

Lorsque « le jour commence à baisser » ou, selon une autre traduction, lorsque « le jour décline » (c’est l’expression sur laquelle je veux m’arrêter), les Apôtres, en hommes pratiques, exhortent Jésus à renvoyer la foule pour qu’elle aille s’acheter à manger et se trouver des auberges où dormir.  Jésus dit aux Apôtres : « donnez-leur vous-mêmes à manger ».

On fait asseoir tout ce monde en petits groupes, et lorsque tout le monde a partagé ce que chacun avait apporté, on se rend compte qu’il y avait non seulement assez de nourriture pour tout le monde, mais qu’il en restait largement.  Le miracle ne fut pas un miracle de multiplication mais de partage. (L’Évangile n’utilise d’ailleurs pas le mot « multiplication »).

À la fin de l’Évangile de Luc, il y a un autre récit tout à fait parallèle à celui-ci, où Luc utilise le même vocabulaire. C’est le récit des disciples d’Emmaüs qui invitent leur mystérieux compagnon de voyage à s’arrêter et manger avec eux car, disent-ils, « le jour décline ». La partie centrale de chacun des deux récits commence par les mêmes mots : « le jour décline » ou encore « le jour commence à baisser ».  Puis on s’assoit (le verbe utilisé pour désigner cette action de s’asseoir étant de la même racine que celui utilisé pour décrire le coucher du soleil). En chacun de ces deux cas, Jésus rend grâce à Dieu puis il partage le pain.

Entre ces deux récits, dans l’Évangile, il y en a un troisième. C’est au moment où le soir tombe également, la veille de la mort de Jésus. À ce moment aussi on se met à table, dans un mouvement de descente, d’abaissement, puis Jésus distribue le pain et le vin, indiquant que c’est le signe de son corps et de son sang donné pour cette multitude que les disciples voulaient renvoyer à leur commerce, mais qu’il accueille dans l’échange de don et d’amour. Gardez-en bien le souvenir, leur recommande-t-il.

« Le jour commençait à baisser », disaient les Apôtres à Jésus. « Le jour décline » disaient aussi les disciples d’Emmaüs. Dans l’histoire de l’Humanité et de l’Église, comme dans chacune de nos vies, il y a des matins ensoleillés et il y a aussi des jours qui déclinent.  À l’échelle de l’Humanité, plusieurs cataclysmes des dernières années provoqués souvent par l’exploitation orgueilleuse et déraisonnée de la nature par l’homme, aussi bien que plusieurs exemples récents de folie meurtrière – comme les attentats à Paris et à Bruxelles, mais encore plus la guerre qui n’en finit pas en Syrie, en Lybie et ailleurs -- indiquent que nous sommes entrés dans un froid crépuscule de l’histoire.  En ce qui concerne notre Église, malgré le souffle nouveau donné par le Pape François, il n’est pas nécessaire de donner beaucoup d’exemples ou de faire appel à beaucoup de statistiques pour démontrer qu’une expression adéquate pour décrire ce que nous vivons collectivement est la phrase des disciples d’Emmaüs : « le soir baisse ».

Que fait Jésus dans cette circonstance, dans notre récit d’aujourd’hui ?  Il ne renvoie pas la foule – comme l’auraient voulu les Apôtres -- mais il l’invite à se regrouper en de nombreuses petites communautés pour qu’au sein de chacune se réalise le miracle du partage.

          Plus que jamais, comme en beaucoup d’autres moments au cours de son histoire,  l’Église doit renaître, être réengendrée.  Il arrive qu’elle se manifeste encore parfois « en foule » dans de grands rassemblements dont elle peut d’ailleurs de moins en moins souvent se payer le luxe.  Chaque fois Jésus la renvoie dans de petites communautés qui s’in-clinent dans ce soir qui dé-cline et qui font mémoire de Celui qui, par amour pour nous, est devenu un être de corps et de sang, comme chacun de nous, afin de pouvoir se donner totalement à nous et pour nous.

          Il en va de même du monachisme un peu partout à travers le monde, tous Ordres confondus. Il semble que Dieu, à notre époque, ne veut pas de grandes communautés manifestant sa gloire, mais de nombreuses petites communautés qui incarnent la précarité de toute l’Église et la foi en la promesse de Jésus d’être avec elles jusqu’à la fin des temps. Elles doivent être des communautés de partage, à l’interne et à l’externe.

Le soir décline.  Nous sommes au soir d’une période de l’humanité qui est arrivée à une impasse parce qu’elle a cru que la solution à tous ses besoins était celle invoquée par les Apôtres : « renvoie tous ces gens en ville pour qu’ils achètent ». Ce soir qui décline sera suivi d’un nouveau matin ensoleillé – après une nuit dont personne ne sait la longueur – si nous écoutons le message de Jésus : « partagez ce que vous avez » – ce que vous avez de bien matériels, mais aussi d’espérance.  Inutile d’essayer de « multiplier » ce que nous avons. Jésus n’a rien multiplié, il a appelé au partage.  Il ne s’est pas multiplié Lui-même.  Il s’est partagé -- jusqu’au bout de sa force, de son sang, de son amour.

 

Armand Veilleux

 

 


 

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