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15 mai 2016 – Pentecôte
Chapitre à l’abbaye de
Scourmont
Temps
ordinaire
Ce matin,
au troisième nocturne des Vigiles, au moment où je terminais la lecture de l’Évangile,
j’ai remarqué, sur la page suivante, à droite, en gros caractères, les mots
suivants : « Temps ordinaire ». Eh bien ! oui, nous nous retrouvons,
à partir de demain, dans la partie de l’année liturgique que nous appelons le « temps
ordinaire ». Cela ne veut pas dire
que c’est un temps où rien ne se passe. C’est le temps dans lequel agit l’Esprit
Saint. Nous venons de célébrer, au cours des dernières semaines, des événements
extraordinaires : la passion, la mort, la résurrection et l’ascension de
Jésus. Puis aujourd’hui nous célébrons la descente de l’Esprit Saint sur les
apôtres, le jour de la Pentecôte. Ce fut le jour où commença le temps ordinaire
de l’Église. Temps ordinaire ne veut pas dire temps ennuyeux où rien ne se
passe, mais plutôt temps ouvert aux surprises de l’Esprit Saint.
Le pape
François, dans une de ses méditations matinales à la chapelle de la maison
Sainte-Marthe (le 28 avril), dans laquelle il commentait le passage des Actes
des Apôtres racontant la tenue du « Concile » de Jérusalem, parlait
des surprises de l’Esprit Saint. Il expliquait comment, avec les premières
conversions des païens, les apôtres se trouvaient soudain dans une situation
nouvelle qu’ils n’avaient pas prévue. Dans son langage familier, il expliquait
que les apôtres « avaient dans les mains une patate chaude et ne savaient
que faire ». Alors ils ont pris ce qu’il appelle « la route de la synodalité »
et qu’il décrit ainsi : « se réunir, s’écouter, discuter, prier et
décider avec l’Esprit Saint ».
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Récemment,
lors de la rencontre à Tibhirine, à l’occasion du 20ième anniversaire de la mort de nos sept frères, j’ai eu à donner l’homélie de la
messe du premier jour, qui était une célébration très simple pour les membres
des familles des sept frères qui avaient pu venir. Les organisateurs de la
rencontre avaient choisi de prendre pour cette messe les lectures prévues pour
la messe fériale du jour. J’ai fait
remarquer au début de mon homélie, que ce choix de prendre les lectures « ordinaires »
était tout à fait judicieux. Dans leur lettre circulaire du 14 décembre 1995,
nos frères de Tibhirine avaient décrit comment c’était en vivant les choses « ordinaires »
de chaque jour (choses simples, choses belles, choses difficiles, choses bonnes
et… choses à venir), qu’ils avaient pu passer sereinement à travers les trois
années précédentes marquées par la violence.
Ce qui leur a permis de faire un cheminement
communautaire admirable durant les trois dernières années de leur vie à
Tibhirine, c'est qu'ils ont toujours continué de mener leur vie ordinaire. Malgré une situation qui devenait de plus en
plus tragique autour d'eux, ils ont continué à suivre le rythme ordinaire de la
vie cistercienne, fait de prière commune, de travail et de lectio. Ils ont aussi
maintenu des relations tout à fait ordinaires avec leurs voisins. Deux événements me semblent des illustrations
très claires de cette attitude, qui est vraiment ce qu'on peut appeler la
"simplicité du cœur". Après la
première visite des "Frères de la Montagne", le soir de Noël 1993 --
une visite où ils étaient bien conscients qu'ils avaient échappé de justesse à
une mort violente, ils sont allés tout simplement à l'église, à l'heure prévue,
pour célébrer les Vigiles de Noël. Le
deuxième événement est celui de la nuit où ils furent enlevés. Lorsque P. Amédée et P. Jean-Pierre, les deux
rescapés, se rendirent compte que les autres frères avaient été enlevés, et que
la ligne téléphonique avait été coupée, et qu'ils ne pourraient pas aller
prévenir la police avant le lever du jour et la fin du coupe-feu, ils sont tout
simplement allés à l'église célébrer l'office avec Thierry Bercker,
vicaire général d’Oran qui se trouvait là.
J’aimerais reprendre quelques réflexions que j’ai faite
ici, au chapitre, au cours des années passées, sur le « temps ordinaire »,
soit à la fin du temps de Noël, soit à la fin du temps pascal, au moment du
retour au « temps ordinaire », et que j’avais intitulé un peu
pompeusement : « Éloge de l'ordinaire ».
Il n'y aurait pas de solennités ou de célébrations, s'il
n'y avait pas un temps ordinaire. Le
concept même d'une célébration, y
compris dans le monde profane, et cela dans toute les cultures, est d'être
quelque chose qui nous sort provisoirement de l'ordinaire. Même si l'on vit
tous les jours avec des personnes que nous estimons et que nous aimons, nous ne
leur faisons pas des fêtes tous les jours. On les célèbre lors d'un anniversaire plus important, comme, par exemple,
des noces d'argent, un jubilé, 80 ans, ou 100 ans, etc. Ces célébrations nous aident à mieux nous
rendre compte de ce que ces personnes sont pour nous dans la vie ordinaire de
tous les jours.
Il y a une dimension contemplative tout aussi grande, et
peut-être même plus grande, à mon avis, dans la liturgie du Temps Ordinaire que
dans les grands cycles de Fêtes, soit de Noël, soit de Pâques. Durant ces grands cycles, qui sont beaux, on
rappelle les événements les plus importants de la vie du Christ et du Mystère
de notre salut. On les chante, on
exulte. On se concentre sur tel ou tel
aspect. Mais dans le Temps Ordinaire, on
ne se laisse pas accaparer par un aspect particulier. On ne réfléchit pas sur telle dimension du
mystère du salut. On est simplement
présent, jour après jour au Mystère pris dans son ensemble. (L'un des principes de base de la réforme du
Calendrier liturgique après le Concile a été de réduire considérablement le
nombre des fêtes et solennités, qui n'avaient pas cessé de se multiplier au
cours des siècles, pour redonner toute son importance au cycle de lectures du
"temps ordinaire").
Dans un de
ses livres, le Cardinal Martini décrivait Marie à Cana comme une contemplative,
expliquant que la personne contemplative est celle qui ne se laisse totalement
accaparer par aucune tâche particulière, mais qui a un regard d'ensemble, qui
voit en même temps tous les éléments d'une situation, sachant les relativiser.
Le contemplatif n’est donc pas celui qui est coupé de ce qui l’entoure, mais celui
qui a sur tout ce qui l’entoure un regard d’ensemble, du « point de vue de Dieu
» en quelque sorte.
Dans des situations comme les événements tragiques comme
ceux que l’on a connus en France puis en Belgique, il y a quelques mois, chacun
des spécialistes impliqués est obnubilé par l'aspect dont il est
responsable. Les policiers et les
militaires sont préoccupés par les problèmes stratégiques et les questions
techniques. Les politiques sont
préoccupés par le souci de protéger la population et sans doute aussi par les
retombées politiques de ces événements. Il n'y a que les gens ordinaires, qui précisément parce qu'ils ne sont
pas directement impliqués, peuvent jeter un regard d'ensemble sur la situation,
et ne peuvent s'empêcher d'être frappés par l'évidence que toute cette
violence, qui est une réponse à une autre violence et à laquelle on répond par
plus de violence, est démentielle. Devant ce déchaînement des forces du mal, le contemplatif ne peut que
dire à Jésus, comme Marie, "ils n'ont pas de vin" -- il leur manque à
tous le vin de l'amitié, le désir de la fraternité, du pardon et de la
réconciliation. Écoutons ce que Jésus dira de faire.
En cela aussi il y a la reconnaissance de ce que le pape
François appelle la supériorité du temps sur l’espace et qui consiste à faire
confiance aux processus de croissance plutôt qu’à se cantonner dans des espaces
de pouvoir. Nos frères de Tibhirine nous en avaient donné l’exemple, même quelques
années avant la période tragique de 1993 à 1996. Lorsqu’on l’évêque de Rabat leur avait
demander en 1988 de faire une fondation au Maroc, leur communauté était tout
aussi précaire que beaucoup de celles que, de nos jours, les « sages »
pensent devoir fermer ou fusionner. Ils ont fait confiance au « temps »
et au processus de croissance, et ont envoyé deux frères ouvrir une maison
annexe à Fès. On sait le reste. La communauté Notre-Dame de l’Atlas, autrefois
à Tibhirine et maintenant à Midelt est toujours aussi
vivante, avec la même fragilité…
Armand VEILLEUX
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