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Scourmont, Chapitre du 24
avril 2016
Le
témoignage de Tibhirine
Au cours
de la semaine dernière ont eu lieu en Algérie des célébrations pour souligner
le vingtième anniversaire de la Pâque de nos frères de Tibhirine. Ce furent des
célébrations tout empreintes de sérénité et de simplicité. La journée de
vendredi, le 15 avril, était réservée aux membres des familles des moines. Pour
la plupart, c’était la première fois qu’ils venaient à Tibhirine, en tout cas
après la mort des moines. Plusieurs représentaient une génération plus jeune,
c’est-à-dire celle des enfants des frères et sœurs des moines ou des enfants de
leurs cousins et cousines. Comme représentants de l’Ordre, il y avait l’abbé
général, dom Eamon, l’abbé de Bellefontaine d’où étaient venus trois des moines
assassinés en 1996 et Dom André Barbeau, qui fut abbé Aiguebelle dans les
années qui suivirent les événements, et qui s’était bien occupé de Tibhirine en
tant que Père Immédiat de la communauté Notre-Dame d’Atlas ; et moi-même.
Cette
première journée consista d’abord dans une Eucharistie dans la chapelle de
Tibhirine, où plusieurs générations de moines ont célébré durant un
demi-siècle. J’y donnai l’homélie. Il y eut un très intéressant échange, durant
l’après-midi, où Mgr. Teissier, évêque émérite d’Alger, expliqua la situation
de l’Église d’Algérie – une situation qu’avaient bien comprise et épousée nos
frères de Tibhirine, c'est-à-dire une Église d’à peine quelques centaines de chrétiens
d’origine locale, mais une Église qui se sent responsable et solidaire d’une
population de 45 millions d’Algériens, presque tous musulmans. La journée se
termina par un couscous avec la population du village, qui conserve vive la
mémoire des moines avec qui elle vivait une relation d’amitié et de respect
mutuel. J’ai été heureux de retrouver
Mohammed, le gardien du monastère lorsque les moines y vivaient, ainsi que
d’autres voisins que j’avais connus en 1996.
Le
lendemain fut la journée du pèlerinage diocésain qui se fait chaque année à
cette époque. Un car vient d’Alger, escorté de façon exagérément visible par la
police, les sirènes lui permettant de faire son chemin à travers le trafic. Le
tout se termina, dans la matinée du dimanche, par une messe à la Basilique
Notre-Dame d’Afrique, à Alger, regroupant les membres des familles et quelques
autres personnes venues à Tibhirine pour ces quelques jours en mémoire des
moines.
À
Tibhirine même, vivent en permanence deux personnes, un prêtre de la Mission de
France, Jean-Marie Lassausse, qui est responsable du site depuis 2001 et
Frédéric de Thysebaert, laïc cistercien de Scourmont. Le lieu continue d’être
constamment visité par des Algériens, presque tous musulmans, qui viennent se
recueillir sur les tombes des moines. Le
message qu’ont laissé les moines à travers leur vie de prière au sein du peuple
algérien et de l’Église d’Algérie, reste bien vivant. C’est d’ailleurs ce qui
justifie en grande partie la cause de béatification en cours. Il s’agit d’une cause commune regroupant tous
les religieux, religieuses et prêtres tués durant la même période de violence,
y compris Monseigneur Claverie, évêque d’Oran.
Le message
spirituel des moines de Tibhirine est, somme toute, assez simple. C’est, d’une
part, celui d’une vie monastique dépouillée, simple, tout à fait authentique,
tout en étant adaptée à un contexte socioreligieux particulier. D’autre part, c’est une vie de communion et
de fraternité avec la population locale. Cette fraternité toute simple, dans la
vie quotidienne, avec les voisins, les villageois et tout ceux qui venaient au monastère pour demander tel ou tel service est le
véritable dialogue interreligieux qui exista durant plusieurs décennies avant
que se développe l’autre dialogue des dernières années, plus explicite au
niveau du partage intellectuel et des échanges spirituels.
Au cours
des années, de nombreux écrits ont été publiés sur la vie et le message des
frères de Tibhirine. Certains ouvrages ont étudié en particulier la pensée,
l’enseignement et les écrits de Christian et de Christophe. Un nouveau volume
vient de sortir (que nous avons commencé de lire au réfectoire). Le titre est Tibhirine. L’héritage, publié chez
Bayard. Il s’agit d’un ensemble d’une dizaine de témoignages. Ce livre a la
caractéristique d’avoir une brève préface de trois pages signée par le pape
François. Cela devrait permettre d’accélérer le procès de béatification !
On ne peut
pas dire que ce livre apporte des lumières nouvelles sur le message des moines
de Tibhirine, d’autant plus que la majorité des signataires n’ont pas connu les
frères de leur vivant et n’ont pas connu Tibhirine du temps où une communauté
monastique y vivait. Mais ces
témoignages – car il s’agit surtout de cela – nous permettent d’apprécier
l’impact que la communauté de Tibhirine et l’un ou l’autre de ses moines ont eu
sur les auteurs.
Mgr. Vesco
(évêque d’Oran), tout en reconnaissant que l’exhumation récente des restes des
moines en vue d’une autopsie dans le cadre de l’enquête a été faite avec la
plus grande dignité possible, dit quand même : « je ne pouvais me
faire à l’idée qu’il puisse être fait violence au cimetière du monastère »… Il ne faut cependant pas oublier que cette
opération devra être renouvelée dans le cadre de la cause de béatification si
celle-ci continue de progresser. (Personne n’y a pensé, mais vu l’avancement de
la cause, les règles canoniques relatives à la béatification auraient permis de
faire d’une pierre deux coups lors de la récente exhumation, et ainsi d’éviter
de la faire à nouveau…).
Chez
certains des auteurs du livre, on perçoit un réel agacement concernant l’enquête
judiciaire en cours sur les circonstances de l’enlèvement et de la mort des
frères. C’est le cas en particulier de l’évêque d’Oran (arrivé en Algérie
quelques années après la mort des moines). Heureusement les responsables du
livre ont eu la bonne idée de demander aussi le témoignage du juge
d’instruction Marc Trévidic, qui, dans son bref article, fait bien la
distinction entre les deux préoccupations aussi nécessaires l’une que
l’autre : celle de garder vivant le message des moines et celle tout aussi
essentielle de faire la vérité sur les circonstances de leur mort. Je me
souviens aussi d’une réflexion de la journaliste Florence Aubenas, à qui je
refusais un jour de donner une interview sur cette recherche de vérité, et qui
me rétorquait : « Tes frères ont tellement vécu dans la vérité qu’ils
ont le droit qu’on fasse la vérité sur les circonstances de leur mort ».
Ceux qui
regrettent l’enquête judiciaire provoquée par la « plainte contre X »
déposée par moi et l’une des familles des moines (à laquelle d’autres se sont
jointes par la suite) sont par ailleurs unanimes à louer le film de Xavier Beauvois Des hommes et des dieux qui a
contribué à faire connaître le message de Tibhirine à travers le monde. Ils
semblent ignorer que s’il n’y avait pas eu cette plainte déposée en 2003 et
l’enquête judiciaire qu’elle provoqua, avec la publicité qui s’ensuivit, le
film de Beauvois (sorti en 2010) n’aurait pas existé, et le message des moines
de Tibhirine serait resté limité à quelques milieux cathos en France et en
Algérie et dans les monastères de notre Ordre.
Quel que
soit l’avenir du site de Tibhirine et quels que soient les résultats de
l’enquête judiciaire, le message laissé par la vie de nos frères de Tibhirine
continuera encore longtemps d’avoir une influence positive sur l’Église et la
Société. Ce message est plus que
nécessaire de nos jours où l’arrivée de milliers de migrants en Europe, jointe
aux attentats de Paris et de Bruxelles ont provoqué un peu partout des réflexes
de peur, d’incompréhension et de rejet de l’autre.
Armand VEILLEUX
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