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27 décembre 2015 - Fête de la Sainte Famille
Chapitre à la Communauté de
Scourmont
Dépasser
les limites de la famille
La fête
de la Sainte Famille n’est pas une fête qu’il est facile de commenter. Ce n’est
pas une des grandes fêtes traditionnelles de l’année liturgique. Elle
appartient à ce groupe de fêtes « à thème » introduites au 19ème et au 20ème siècle et qui ne cadrent pas toujours avec le
déroulement de l’année liturgique. L’année liturgique, en effet n’est pas l’occasion de célébrer des idées
ou des doctrines mais divers aspects de l’unique mystère chrétien, le mystère
pascal : celui de l’incarnation, de la vie, de la mort et de la
résurrection du Fils de Dieu.
Avant
Vatican II plusieurs fêtes avaient été attachées à tel ou tel dimanche de
l’année, souvent comme fruit de situations historiques particulières ou encore dépendant
de la dévotion personnelle de tel ou tel pape. La réforme liturgique de Vatican II a supprimé un bon nombre de ces
« dimanches spéciaux » pour remettre en honneur le déroulement de
l’année liturgique. La fête de la Sainte
Famille, introduite à la fin du 19ème siècle et rendue obligatoire
pour l’Église universelle seulement à partir de 1921, a échappé à cette
opération de « nettoyage » du calendrier liturgique.
Cette
fête doit son origine à la multiplication de confréries de la Sainte Famille à
partir du 17ème siècle, une dévotion qui s’était développée d’abord
au Canada, où les Jésuites l’avaient introduite au 17ème siècle.
Jusqu’à la dernière réforme liturgique, elle était célébrée le troisième
dimanche après l’Épiphanie. Maintenant
elle fait partie de l’Octave de Noël, étant célébrée le dimanche après Noël, ou
simplement un jour de semaine, c’est-à-dire le 30 décembre, si Noël tombe un
dimanche et qu’en conséquence le dimanche suivant est le 1 janvier. Il s’agit donc dans le calendrier liturgique
actuel de donner une tonalité particulière à l’un des jours dans l’octave de
Noël.
Cette
fête souligne en fait un aspect du mystère de l’Incarnation. Nous naissons tous à l’intérieur d’une
famille. Le Verbe de Dieu, en se faisant
homme, a assumé cette dimension de la condition humaine. C’est ce mystère que nous célébrons. La famille a pris un grand nombre
d’expressions à travers les âges, selon les cultures. Chaque fois qu’un prédicateur veut trouver
dans la vie de Jésus avec Marie et Joseph à Nazareth un modèle pour un
enseignement moral ou moralisant sur la vie familiale, il ne fait souvent que
transposer dans sa lecture des premiers chapitres des Évangiles sa propre vision
de la famille. En fait les Évangélistes
n’ont pas jugé bon de nous décrire ces premières années de la vie de Jésus avec
ses parents, et les quelques récits de l’enfance sont plutôt des expressions de
la foi post-pascale. Quant Luc, par exemple, met dans
la bouche de Jésus la parole : « Il faut que je sois aux affaires de
mon Père », et qu’il écrit que Marie ne comprenait pas ce que Jésus
voulait dire, il exprime l’attitude et la non compréhension des disciples après
l’Ascension, lorsque Jésus les a quittés pour retourner à son Père.
En
réalité chaque fois qu’il est question de la famille, tout au long de la vie
publique de Jésus, c’est pour souligner le fait que la famille est un lieu de
passage dont il faut un jour sortir pour s’ouvrir à la grande famille
universelle. C’est le sens en particulier de la scène difficile à interpréter
où quelqu’un vient dire à Jésus que sa mère et les autres membres de sa famille
sont là et veulent le voir et qu’il répond : « Qui est ma
mère ? – Qui sont mes frères et mes soeurs ? »
La relation
familiale est une relation dynamique. En
ce sens elle est « éclatée » de par sa nature. Avec Jésus la famille
prend un sens tout à fait nouveau. Elle
n'est plus, pour chacun des membres qui lui appartiennent, le cœur du monde,
auquel tout doit être rapporté et rattaché. Elle est le lieu dont on sort pour entrer dans le monde -- un lieu de
passage et d'initiation à l'univers. C'est le glaive qui sépare le cœur de Marie en deux. Son cœur sera
divisé entre le Fils qu’elle possède et le Fils qu'elle perd lorsqu'il lui
échappe, d’abord au Temple, à l'âge de douze ans, et ensuite lorsqu'il la
quitte vers l'âge de trente ans, alors qu'elle est sans doute déjà veuve, et
finalement lorsqu'il se fait crucifier. Ce cœur divisé de Marie est tout de suite re-soudé dans l'amour
universel qu'elle partage avec son Fils.
Chaque fois
qu’un groupe humain – que ce soit un couple, une communauté ou une nation – se
referme égoïstement sur lui-même, les conflits internes deviennent ingérables
et conduisent soit à l’éclatement du groupe soit à l’exportation des conflits
dans des querelles ou des guerres avec les autres groupes ou nations. À l’opposé, chaque fois qu’un groupe humain
est ouvert à la communion avec les autres groupes et à l’engagement avec eux
dans un projet commun, il arrive facilement à gérer ses conflits internes.
En jetant un
coup d’œil sur les chapitres que j’ai donnés dans les années passées à l’occasion
de la fête de la Sainte Famille, j’ai retrouvé un texte de Marcel Gauchet (dans
« L’Enfant du désir », Le Débat nº 132, nov.-déc. 2004) que j’ai cité il y a
une dizaine d’années. Selon Gauchet, le mariage était dans le passé un acte
d’entrée dans la société, le moment où deux personnes assumaient ensemble une
responsabilité commune face à la société humaine. Or, à l’heure actuelle, selon lui, vivre
ensemble (quelle que soit d’ailleurs la forme que prend ce « vivre ensemble »)
est plus généralement perçu comme un acte de retrait plutôt qu’un acte d’engagement. Il s’agit souvent plus de s’isoler dans le
bonheur d’une reconnaissance réciproque que de s’engager ensemble. Là serait, selon cet auteur, au moins l’une
des explications de la fragilité des unions, car toute dissension ou toute
difficulté dans la relation devient contradictoire par rapport avec la raison
d’être donnée à celle-ci.
Je n’ai pas de compétence pour traiter
de problèmes conjugaux ; et ce n’est pas ce qui nous intéresse pour le moment ;
mais je me suis dit, en lisant ces réflexions, qu’on pourrait dire la même
chose de toutes les formes de regroupements humains, y compris des communautés
religieuses, y compris même l’Église. Si, dans l’appartenance à une communauté
ou à un groupe, on cherche d’abord un chaud sein maternel où l’on sera protégé
de tout ce qui se passe à l’extérieur, on sera facilement déçu et déprimé dès
qu’on rencontrera les tensions inévitables en toute relation humaine. Si, au contraire, cette appartenance est le
point d’appui pour s’élancer dans une communion plus ouverte et plus
universelle, toute tension sera vécue comme un nouveau défi et comme une source
de croissance.
Armand
VEILLEUX
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