Abbaye de Scourmont

Chapitre du 13 décembre 2015

 

La violence et le sacré

 

          Un des grands maîtres à penser de notre époque s’est éteint le mois dernier. Il s’agit de René Girard, dont l’ouvrage le plus connu est sans doute « La violence et le sacré ».  Même s’il est Français d’origine, étant né à Avignon en 1923, et entré tardivement à l’Académie française (en 2005), il est relativement peu connu en France, ayant fait toute sa carrière académique aux États-Unis, où il émigra en 1947.

À travers de nombreux ouvrages, tout au long d’une longue vie et d’une longue carrière de chercheur et d’écrivain, il s’est efforcé de fonder une nouvelle anthropologie de la violence et du religieux.

 

          Au moment où nous sommes confrontés un peu partout dans le monde, y compris tout près de chez-nous à une violence extrême et aveugle, l’œuvre de Girard prend une importance nouvelle et peut nous aider à comprendre ce qui se passe. On pourrait même dire qu’elle nous aide à comprendre l’importance de l’Année de la Miséricorde déclarée par le pape François.  Elle peut évidemment aussi nous aider à comprendre la violence que nous portons tous dans nos cœurs jusqu’à un certain degré.

 

          Le socle fondateur du système de pensée de René Girard, car il s’agit bien d’un système de pensée, c’est celui de la « rivalité mimétique ». Chacun imite l’autre, désire s’approprier ce qu’il a.  Et par un phénomène d’emballement, la rivalité entre individus devient violence sociale, indéfinie et réciproque.

 

          L’une des formes d’expression de cette violence, tant dans les relations entre individus que dans celles entre les peuples est la vengeance.  Celle-ci est un processus infini, interminable.  Chaque fois qu’elle surgit en un point quelconque d’une communauté elle tend à s’étendre et à gagner l’ensemble du corps social.  Il ne suffit pas pour l’arrêter de convaincre les hommes que la violence est odieuse. « C’est bien parce qu’ils en sont convaincus, dit Girard, qu’ils se font un devoir de la venger. »  On en arrive alors à tuer à son tour par horreur de la violence.

 

          On voit cet engrenage dans les conflits actuels au niveau de la planète. L’Occident est allé faire la guerre en plusieurs pays du Moyen Orient, en réaction à ce qu’il percevait comme des situations de violence dictatoriale. Cela a fait naître – ou en tout cas se développer – des groupes réagissant avec une extrême violence à cette violence subie et à venir porter jusqu’ici leur propre violence.  En réaction nous envoyons des avions les bombarder et nous entrons dans un cycle incontrôlable de violence que le Pape François considère comme un « Troisième Guerre Mondiale » servie en pièces détachées.

 

          Et le même pape François, dans plusieurs interventions et tout particulièrement récemment au Kenya, parle des inégalités sociales entre les pays et les continents comme des racines de la violence. Espérons que les accords sur le climat (COP21) auxquels on est arrivé hier soir à Paris, aident à diminuer ces inégalités.

 

           Pour Girard, qui est revenu à la foi assez tôt dans sa carrière de penseur, après s’en être éloigné un bon nombre d’années, le Christianisme marque une nouvelle phase de l’histoire de l’humanité. Dans toutes les religions et cultures anciennes, les sacrifices et en particulier la figure du bouc émissaire jouaient un rôle capital.  La mort du Christ met fin à l’économie ancienne des sacrifices.  Il n’est pas un bouc émissaire. Il est la victime non coupable, assassinée, qui accepte sa mort par amour de son Père et des hommes et qui est toujours prêt à pardonner à ses bourreaux.  Durant des siècles la théologie chrétienne a trop vu le sacrifice du Christ comme s’il était dans la même ligne que ceux de l’Ancien Testament, mais simplement avec une victime plus digne ! – En réalité nous sommes dans deux ordres de réalité tout à fait différents.

 

          Le pape François répète souvent qu’il est absurde et criminel de tuer au nom de la religion. Par ailleurs, selon Girard, ce serait un certain type de laïcité, elle-même devenue une forme de religion, qui réintroduirait sans cesse dans la société ce cycle de la violence, en refusant  l’autre dans sa différence.

 

          Et c’est dans ce contexte que prend tout son sens l’année de la Miséricorde. Durant cette année nous sommes appelés non seulement à contempler la miséricorde divine à notre égard, mais à la pratiquer à l’égard de nos frères et soeurs.  Cette attitude de miséricorde, nous sommes appelés à la pratiquer à l’égard de tous ceux qu’on appelle les terroristes et qui sèment la mort. Évidemment miséricorde ne signifie pas absence de condamnation.  Cette attitude, nous sommes appelés à la développer aussi dans notre vie quotidienne à l’égard des personnes avec qui nous vivons. C’est une invitation non seulement à ne jamais pratiquer nous-mêmes la violence, mais aussi à ne jamais répondre à la violence par la violence.

 

          Et par violence on n’entend pas seulement la violence physique ou encore la violence verbale.  Certains silences peuvent être une forme de violence.  Le fait de ne pas regarder quelqu’un peut être une forme de violence. À ce sujet Girard a des développements intéressants sur la « bouderie », qui n’est pas le propre uniquement des enfants ! On peut la trouver sous plusieurs formes dans toute vie communautaire, en particulier durant le chant à l’Office. Le boudeur tient à être seul et marginal, mais à condition que les autres les sachent. Il lui faut communiquer sa rupture de communication...

 

          En cette deuxième partie de l’Avent, et tout particulièrement en ce « Dimanche de la joie », demandons au Prince de la Paix de délivrer chacun de nos coeurs et notre communauté de toute forme de violence, si subtile soit-elle.  Demandons-lui aussi de délivrer non seulement notre pays et les pays voisins mais aussi tous les pays lointains de toutes les formes de violence qu’ils subissent actuellement.

 

Armand Veilleux

 

 

 


 

ads.scourmont.be