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Chapitre : 22 novembre 2015
Abbaye de Scourmont
Le « religieux »
dans l’espace public
Au cours
de la semaine dernière, nous avons tenu la réunion annuelle du Conseil
International de l’AIM (Aide Inter-Monastères) au monastère bénédictin de
Fischingen, en Suisse. Le but de l’AIM est d’abord de coordonner les aides, de
toutes sortes, aux fondations monastiques en Afrique, Asie et Amérique Latine.
Le Conseil International comprend des représentants de la Confédération
bénédictine, et même de diverses Congrégations de cette Confédération, ainsi
que des représentants des deux Ordres Cisterciens. Il comprend des personnes venues d’Europe,
mais aussi des personnes, moines et moniales, venant des divers continents où
se développe le monachisme. Nous nous donc rendu compte, il y a une vingtaine
d’années, que nous avions là un ensemble assez unique de personnes représentant
toutes les formes actuelles de monachisme chrétien sur tous les
continents ; et que ce groupe pouvait aussi exercer une tâche de réflexion
commune non seulement sur des questions qui nous sont communes, quelles que
soient nos formes de vie monastique, mais aussi sur des questions importantes
pour l’Église et la société d’aujourd’hui. C’est une façon d’éviter le danger d’autoréférentialité contre
laquelle le pape François nous met sans cesse en garde. Cette année, nous
avions choisi comme thème de réflexion – à part l’analyse des besoins et des
requêtes des communautés -- tout ce qui touche à la gestion de nos communautés.
Nous pensions en particulier à une saine gestion matérielle, mais celle-ci ne
peut être séparée de ce que nos Constitutions appellent la « cura pastoralis » de nos communautés.
Notre
réflexion, qui se veut toujours enracinée dans la vie concrète de nos diverses
communautés, ne pouvait évidemment pas ne pas prendre en compte les événements
tragiques qu’avaient vécus Paris quelques jours auparavant. Ces événements ne
touchent pas seulement Paris, puisque Bruxelles et plusieurs autres capitales
européennes sont depuis plus de vingt-quatre heures dans une situation d’alerte
maximale.
Comme la
barbarie qu’a vécue Paris la semaine dernière, qu’a vécu aussi Bamako ces
derniers jours, et que craignent la plupart des capitales européennes est
revendiquée par un soi-disant « État islamique » qui se donne un
vernis religieux, le danger est grand de faire un amalgame entre ces quelques
extrémistes et la religion musulmane ou encore entre ces extrémistes et les
peuples d’où nous arrivent actuellement des réfugiés par milliers.
Il y avait
hier, dans le journal Le Monde,
le texte d’une interview donnée par Jürgen Habermas, un philosophe de l’école
de Francfort. C’est un sage de 86 ans, bien connu pour sa réflexion sur la
place du « religieux » dans la sphère publique, et qui avait eu, il y
a une dizaine d’années, un dialogue sur ce point avec celui qui était encore
alors le Cardinal Ratzinger (avant de devenir Benoît
XVI).
Habermas met en garde contre toute rhétorique guerrière,
qui donne en quelque sorte une légitimité à des groupes dispersés qui
s’autoproclament comme un « État ». Mais il insiste surtout sur le
fait que malgré le langage religieux qu’utilisent ces extrémistes, il ne s’agit
en aucune façon d’un mouvement religieux. Pour lui, « le dijihadisme [est] une forme moderne de réaction au
déracinement ». Il s’agit de jeunes, sans espoir et sans avenir, qui ont
été déracinés dans leurs pays d’origine par les guerres successives et qui
n’ont pas pu s’enraciner dans les pays européens où ils vivent (et où plusieurs
sont nés, appartenant ainsi à une deuxième ou une troisième génération de
déracinés).
Ce n’est vraiment pas le moment de faire une analyse plus
poussée de cette situation, bien qu’il soit nécessaire pour tout chrétien – et
donc pour nous aussi, moines – de jeter sur cette situation qui affecte tous
nos contemporains un regard qui soit à la fois un regard de compassion et un
regard critique.
Cependant cette situation, avec tous les amalgames qu’elle
peut engendrer, risque de faire rejeter en bloc la dimension religieuse, par
toute une partie de la population européenne. Cela nous oblige à repenser la
place du religieux, et donc notre place, dans la sphère publique. C’était d’ailleurs l’objet du dialogue entre
Habermas et le Cardinal Ratzinger en 2004.
Tout en reconnaissant les rôles tout à fait distincts de
l’Église et de l’État, Habermas fait une distinction importante entre l’espace
public et l’espace étatique, le premier étant le lieu de formation de l’opinion
et le second le lieu de production de la décision. Si l’Église comme
institution n’a pas à intervenir dans la sphère des décisions politiques, aussi
bien l’Eglise comme institution que chacun des Chrétiens a un témoignage à
donner dans l’espace public.
Et cela vaut pour une communauté monastique comme pour
n’importe quelle autre communauté religieuse. En tant que communauté, nous
appartenons à la dimension visible de l’Église. Et l’Église, en tant que sacrement du salut, est nécessairement
« visible ». Il n’y a pas
d’Église « invisible » ; car la nature de l’Église est
précisément d’être une expression visible du salut apporté par le Christ.
Le salut apporté par le Christ est la communion de vie
divine. Nos communautés – notre communauté – doit, plus que jamais, donner le
témoignage d’un groupe de personnes vivant entre elles une authentique
communion – et une communion ouverte à tous ceux qui nous entourent et qui
viennent chez-nous. Ce témoignage est d’autant plus nécessaire au moment où ce
qu’on appelle le « vivre ensemble » est battu violemment en brèche,
par une violence criminelle, comme celles qu’a connues Paris la semaine
dernière, d’une part, et par une réaction fondamentaliste de repli identitaire
prônée par plusieurs politiciens.
En cette fête du Christ, Roi de l’Univers, nous pouvons nous
interroger sur les attitudes à prendre et les moyens à mettre en oeuvre, pour que son « règne » soit toujours plus
présent dans nos vies personnelles et dans notre vie communautaire. Nous devons
aussi nous demander comment, en tant que communauté, à travers la qualité de
notre vie communautaire et la qualité de notre prière commune, mais aussi à
travers notre réponse aux appels qui nous sont faits de l’extérieur nous
pouvons concourir à répandre son Règne d’amour et de communion dans la société
fracturée dans laquelle nous vivons.
Armand VEILLEUX
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