11 juillet 2015 – Abbaye de Scourmont

 

 

Sens de la stabilité monastique

 

à l’occasion du changement de stabilité de Père Jacques Pineault

et de Frère Oswald Nsabimana

 

 

          Selon la Règle de saint Benoît, le moine fait profession de "stabilité dans la communauté" (RB 58,39; voir 60,22 et 61,13 et aussi 4,99).  D'ailleurs, la formation du novice ne commence pour vrai que lorsqu'il a déjà fait une première promesse de stabilité (RB 58,19).  La stabilité dans une communauté et dans un lieu est donc importante pour le moine selon la tradition bénédictine. 

          Et, pourtant, dans notre législation monastique, on trouve une expression qui ne nous semble pas surprenante que parce que nous y sommes habitués.  On parle de "changement de stabilité".  N'y a-t-il pas une certaine contradiction interne dans cette expression?  Comment peut-on être à la fois stable et changer? -- Évidemment il s'agit du changement de l'appartenance juridique à une communauté pour une autre.  Un tel changement peut être le fruit de l'instabilité, comme il peut être aussi le fruit de la stabilité dans une recherche et un cheminement. 

          La vie spirituelle peut se vivre n'importe où, mais elle se vit toujours dans un lieu concret et à un moment précis.  Elle ne se vit jamais dans l'abstrait.  Et c'est pourquoi le lieu et le temps sont si importants.  Dieu transcende les limites du temps et de l'espace.  Mais lorsqu'il a voulu se faire l'un d'entre nous et s'incarner, il a assumé les limites du temps et de l'espace;  il est venu "en ce monde" (Jean 1,9) et à un moment bien précis de l'histoire (Luc 3,1ss: "L'an quinze du principat de Tibère César, Ponce Pilate étant gouverneur de Judée, etc.)

          Dans toutes les religions primitives il y avait des lieux sacrés qui suscitaient crainte et tremblement.  Toutes ces religions étaient caractérisées par une séparation absolue entre le profane et le sacré.  Le profane était ce qui appartient aux humains, et le sacré ce qui appartenait aux dieux.  La Bible rejette cette distinction.  Tout est profane, parce que toute la création est confiée à l'homme.  Mais tout peut devenir sacré, lorsqu'on s'en sert pour exprimer à Dieu un culte ou une louange.  Il en est ainsi dans la nouvelle Alliance comme dans l'Ancienne.

          Lorsqu'on sacralise un lieu;  c'est-à-dire lorsqu'on en fait un lieu sacré, ce lieu devient pour nous le centre du monde, le centre de notre existence, le seuil par lequel nous entrons dans l'éternité, le point cardinal qui oriente toute notre vie.

          Un monastère est un lieu sacré, non pas à cause de la bénédiction ou de la consécration dont il a pu être l'objet, mais parce qu'un groupe de personnes en ont fait le lieu de leur recherche spirituelle et de leur "service de Dieu", pour utiliser l'expression de s. Benoît.

                    La stabilité bénédictine attache le moine non seulement à une communauté de frères, mais à un monastère, à un lieu matériel concret, où il prie, mais aussi où il travaille et lit la parole de Dieu. Les premiers Cisterciens semblent avoir particulièrement saisi cette dimension de la Règle bénédictine.  De saint Albéric on dit qu'il était "amator Regulae et fratrum" et de saint Étienne, qu'il était "amator Regulae et loci", l'amant de la Règle et du lieu.  Il est intéressant de voir combien de fois le mot "lieu" revient dans le Petit Exorde, par exemple.  Ce document s'ouvre par ces mots: "Nous, les moines de Cîteaux, premiers fondateurs de cette Église, nous écrivons aux moines qui vont venir après nous. Par cet écrit, nous leur faisons connaître comment ce monastère a commencé, et de quelle façon nous avons vécu en ce lieu. Et il est dit que le but de l'écrit est que ceux qui viendront après puissent aimer plus fortement ce lieu...

          Le lieu n'a de sens que parce qu'il est le lieu où habite une communauté.  La stabilité dans un lieu est la stabilité dans une communauté.       Or notre Ordre a été conçu par nos Pères cisterciens, dès le début, comme une communauté de communautés.  Et c'est là que l'expression "changement de stabilité", avec toute la contradiction interne apparente des mots, peut prendre un sens positif.  À l'intérieur d'une communauté locale, c'est le service mutuel des frères qui est l'expression visible de leur communion.  Ainsi en est-il entre les communautés de l'Ordre.  Le passage d'une communauté à une autre prend tout son sens lorsqu'il est le fruit du service fraternel que s'offrent mutuellement les communautés de l'Ordre.  Et il est important de bien voir que ce n'est pas le service d'une personne à l'égard d'une communauté, mais le service mutuel que s'offrent les diverses communautés d'une même grande famille.

          Puisqu’on parle de paradoxes, on pourrait en signaler un autre.  C’est le lien entre stabilité et déracinement.  J’avais développé ce point dans un chapitre, il y a quelques années, en commentant  la devise épiscopale du Cardinal Martini : Les armoiries du Cardinal Martini portent un arbre aux longues racines, mais sans contact avec la terre. En haut des armoiries, on peut lire une inscription en hébreu signifiant : Déraciné, il fleurit encore.  Et le Cardinal Martini commentait lui-même : « Par le voeu d’obéissance que fait le jésuite, il ne peut se lier à un lieu quelconque ou à un rôle particulier, mais où qu’il soit appelé pour accomplir son ministère, il doit fleurir, porter du fruit. » (cf. Gabriel ISPÉRIAN, « Qui est le cardinal Martini ? », dans Christus, nº 216, Octobre 2007, p. 473).

          La vie du moine est évidemment distincte de celle du jésuite, mais le vœu de stabilité que fait le moine vivant selon la Règle de saint Benoît n’a pas un sens tellement différent de ce que décrit le Cardinal Martini.  Le vrai moine est un déraciné.  La stabilité monastique implique un déracinement.  Afin de s’attacher au Christ – à l’amour duquel rien ne doit être préféré --  le moine doit renoncer à sa famille, aux possessions matérielles qu’il pourrait avoir, à sa terre, à son rang social, à sa volonté propre.  Il doit être totalement déraciné afin d’être planté dans le jardin du Seigneur.  C’est dans la mesure même où il s’est laissé déraciner qu’il peut être enraciné de façon stable dans l’amour de Dieu.

          Finalement il s’agit toujours de vivre ici-bas comme pèlerins.  Comme le dit la Lettre aux Hébreux : Nous n’avons pas ici-bas de cité permanente, mais nous recherchons celle de l’avenir  (Hébreux 13:14). Il est d’ailleurs intéressant de voir que cette affirmation se trouve à fin de la Lettre, dans une recommandation sur la vie communautaire. L’auteur explique comment le Christ, pour sanctifier le peuple, a souffert en dehors de la porte de la cité sainte.  Il en conclut que nous devons nous aussi sortir (de nous-mêmes) pour aller à sa rencontre au-dehors. Ce qu’on fait selon lui par l’obéissance et par l’entraide communautaire.  C’est une autre façon de reprendre les paroles de Jésus lui-même qui disait : « si quelqu’un ne se renonce pas á lui-même – ce qui revient à dire : s’il ne sort pas de lui-même – il ne peut être mon disciple ».  Être disciple veut dire « marcher à la suite de ». Pour marcher à la suite du Maître, il faut sans cesse sortir de soi-même, et se laisser sans cesse transplanter.

 

          Un moine peut être stable dans la mesure où il est vraiment déraciné.

 

          Je vais maintenant appeler Père Jacques, puis frère Oswald, dont la venue à Scourmont a constitué pour chacun, et de diverses façons, un déracinement. Je vais leur demander d’exprimer, à travers le renouvellement de leurs voeux, leur désir de porter du fruit ici, dans la communauté de Scourmont.

 

Armand Veilleux

 

 


 

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