1 mars 2015 – Abbaye de Scourmont  

 

         

Martyrs et martyrs...

 

          Récemment, j’ai parlé des « Martyrs de Viaceli » après que le Pape François eut signé le décret reconnaissant comme « martyrs » quinze moines de notre monastère de Viaceli et deux soeurs du monastère cisterciens d’Algemesi, en Espagne, ouvrant ainsi la voie à leur béatification prochaine.

 

          Le 2 février, François signait un autre décret reconnaissant cette fois Monseigneur Oscar Romero comme martyr. C’était une décision attendue depuis longtemps par le peuple de San Salvador ainsi que des fidèles de toute l’Amérique Latine et d’un peu partout dans le monde. Il y aura 35 ans le 25 mars qu’il a été assassiné au moment où il célébrait l’Eucharistie.

 

          La reconnaissance de quelqu’un comme « martyr » a son importance dans un procès de béatification, car, dans le cas des martyrs, il n’est pas nécessaire d’avoir un miracle obtenu par l’intercession du bienheureux ou de la bienheureuse, alors que dans les autres cas, un miracle est nécessaire. (Et un autre miracle est aussi nécessaire pour la canonisation, dans tous les cas).

 

          Dans beaucoup de causes de béatification, la reconnaissance d’un véritable martyre est le point délicat. Le fait est que la notion de « martyre » a évolué considérablement à notre époque, sans que la législation évolue.  Selon la doctrine classique, un martyr est quelqu’un qui a été tué « in odium fidei » (= en haine de la foi). C’était clairement cela durant les premiers siècles. Les chrétiens étaient tués parce qu’ils refusaient de sacrifier aux idoles du culte officiel et qu’ils ne voulaient pas renoncer à leur appartenance à ce qui était considéré comme une secte. Il en fut de même, pour les martyrs de Chine, de Corée, du Viet Nam, et aussi pour ceux de l’Ouganda. Mais, au moins durant tout le vingtième siècle, les chrétiens étaient souvent mis à mort non pas parce qu’ils étaient chrétiens, mais parce qu’ils défendaient les droits des pauvres et des opprimés, contre les puissants et les riches (en fait ils étaient souvent mis à mort par des personnes se considérant chrétiennes). Plus récemment, avec la folie meurtrière du soi-disant État islamique, beaucoup de Chrétiens sont de nouveau mis à mort tout simplement parce qu’ils sont chrétiens (comme le sont d’ailleurs aussi beaucoup de Musulmans qui n’incarnent pas le même fanatisme).

 

          Ce qui fait problème, avec la doctrine traditionnelle, c’est que la reconnaissance du martyre se fonde sur l’intention du bourreau plutôt que sur celle de la victime. Même si la doctrine n’a pas changé, les choses ont évolué dans la pratique.  Ainsi, lorsque Jean-Paul II béatifia Edith Stein comme « martyre », en 1987, plusieurs organisation juives protestèrent disant qu’elle avait été tuée par les nazis parce qu’elle était juive et non pas parce qu’elle était chrétienne. La réponse officielle fut alors que son arrestation et son exécution avaient été provoquées par le fait que les évêques hollandais avaient condamné l’antisémitisme dans une lettre pastorale. En réalité ce qui en fait une martyre, c’est-à-dire un témoin de la foi, c’est toute sa vie selon l’Évangile auquel elle est demeurée fidèle jusqu’au bout dans les pires dangers.

 

          En réalité, la situation de nos frères de Tibhirine et des autres prêtres et religieux tués en Algérie est assez semblable.  Il est presque certainement impossible de démontrer qu’ils ont été tués « par haine de la foi ».  Ils ont plutôt été éliminés parce qu’ils dérangeaient ; et ils dérangeaient parce qu’ils vivaient authentiquement l’Évangile, et qu’ils y sont restés fidèles jusqu’au bout.

 

          Quand Oscar Romero devint archevêque de San Salvador, le peuple salvadorien était victime d’une oppression systématique par une minorité de privilégiés appuyés par une armée cruelle et implacable. Beaucoup de prêtres, de religieux et religieuses mais aussi beaucoup de laïcs, en particulier des catéchistes, qui se faisaient les défenseurs du peuple et de sa dignité, étaient assassinés. Romero se mit décidément de leur côté, malgré les incompréhensions de la plupart de ses frères dans l’épiscopat et aussi de Rome. Il fut tué parce qu’il s’était mis du côté des petits et des opprimés et non du côté des forts, des riches et des puissants. Il fut tué non pas parce qu’il avait la foi chrétienne, mais parce qu’il vécut cette foi jusque dans ses exigences les plus concrètes et les plus radicales.

 

          Même si le peuple le considéra tout de suite comme un saint, sa cause de béatification resta bloquée à Rome durant plus de trente ans. C’était l’époque où tous les pasteurs engagés auprès du peuple opprimé, surtout s’ils travaillaient à sa conscientisation, étaient soupçonnés ou même accusés de marxisme, de communisme, etc. Pour beaucoup de personnes, même pour les plus hautes autorités à Rome, sa béatification auraient semblé une approbation de ce qu’ils considéraient comme des dérives communistes. Il faut donner à Benoît XVI le crédit d’avoir fait débloquer cette cause dans les derniers mois de son pontificat et d’avoir ainsi facilité la tâche à son successeur.

 

          On peut considérer que lorsque Romero sera enfin béatifié, justice sera faite non seulement à lui, mais aussi à son ami Rutilio Grande, assassiné au moment où lui, Romero, devenait archevêque, ainsi qu’à tous les nombreux chrétiens – laïcs, religieux, religieuses et prêtres – qui versèrent leur sang à la même époque en Amérique Latine, pour leur défense des petits et des opprimés, souvent malgré les incompréhensions et même les condamnations de Rome. Ils ne seront pas béatifiés, mais Dieu les connaît. Et parmi eux il y a, bien sûr, les six Jésuites de l’Université Catholique de l’Amérique Centrale à San Salvador, assassinés dix ans après Romero, en même temps que deux femmes – leur cuisinière et sa fille de seize ans. Leur théologie, enracinée dans une expérience vécue de l’Évangile au milieu du peuple étaient plus dérangeante que la théologie aseptisée des théologiens d’Europe qui, pour la plupart, ne les comprirent pas.

 

          C’est cette Amérique Latine qui nous a donné le pape François.

 

 

Armand Veilleux

 

 


 

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