|
|
||
|
|||
18 janvier 2015 -- Chapitre à Scourmont
Éloge de l'ordinaire
Après les
semaines de l’Avent et celles du Temps de Noël, nous sommes revenus depuis une
semaine dans ce que nous appelons le "temps ordinaire". J’aimerais
dire ce matin quelques mots sur ce « temps ordinaire », auquel j’aime
toujours revenir.
Il n'y
aurait pas de solennités ou de célébrations, s'il n'y avait pas un temps ordinaire. Le concept même d'une célébration, y
compris dans l'ordre profane, et dans toute les cultures, est d'être quelque
chose qui nous sort provisoirement de l'ordinaire.
Ainsi, au début de l'Évangile, on voit Jésus participer
avec ses disciples à des noces auxquelles se trouvait aussi sa mère,
Marie. Et il semble qu'on se soit bien
amusé à ces noces, au point qu'on a manqué de vin. (L'usage de vin ou d'une autre forme
d'alcool, est, dans presque toutes les cultures, une partie de la fête. Pris avec modération, il libère les personnes
des défenses qui, dans la vie de tous les jours, constituent des barrières
entre elles et empêchent parfois de bien vivre les relations humaines).
Cependant
on ne peut pas -- et on ne doit pas -- être en fête tous les jours. Ce fut, à une époque, l'erreur -- ou en tout
cas la naïveté -- de certains groupes charismatiques de considérer que plus une
prière déborde d'enthousiasme et d'éclat, plus elle est vraie. Il y a une forme d'enthousiasme liturgique
que l'on peut vivre dans une réunion de prière de fin de semaine ou dans un
grand congrès, mais qu'on ne peut vivre tous les jours sans s'exposer
rapidement à un épuisement émotionnel total. Il faut toujours revenir au temps ordinaire.
Ainsi, même si l'on vit tous les jours
avec des personnes que nous estimons et que nous aimons, nous ne leur faisons
pas des fêtes tous les jours. On les
célèbre lors d'un anniversaire plus important, comme, par exemple, des noces
d'argent, un jubilé, 80 ans, ou 100 ans, etc. Ces célébrations nous aident à mieux nous rendre compte de ce que ces
personnes sont pour nous dans la vie ordinaire de tous les jours.
C'est de ce temps ordinaire que je
voudrais souligner l'importance et la beauté. Il y a plusieurs années Raimondo Panikkar a publié un livre en anglais
appelé "Blessed Simplicity",
qui a été traduit quelques années plus tard sous le titre "Éloge du
simple". J'aurais le goût
d'intituler mon entretien de ce matin : "Éloge de
l'ordinaire". Il y a d'ailleurs
quelque chose de commun entre les deux.
La vie
monastique est caractérisée par la simplicité -- la simplicité du coeur, à
laquelle l'Écriture oppose la "duplicité du coeur". Le coeur simple est celui qui va droit à
Dieu, qui n'a qu'un amour, une préoccupation, un but. Le moine, l'Ihidaya de la tradition syriaque en
particulier, est le "simple" par définition. Il se laisse de moins en moins distraire dans
sa marche vers le but par les distractions le long de la route, la
"fascination de la bagatelle" (fascinatio nugacitatis) dont parlaient les auteurs
cisterciens du Moyen Âge, utilisant une expression de Sagesse 4,12. (Ce thème
est d’ailleurs un chapitre ou une section du livre d’Étienne Gilson, qui fut ma
première initiation à saint Bernard durant mon noviciat).
Il y a une
dimension contemplative tout aussi grande, et peut-être même plus grande, à mon
avis, dans la liturgie du Temps Ordinaire que dans les grands cycles de Fêtes,
soit de Noël, soit de Pâques. Durant ces
grands cycles, qui sont beaux, on rappelle les événements les plus importants
de la vie du Christ et du Mystère de notre salut. On les chante, on exulte. On se concentre sur tel ou tel aspect. Mais dans le Temps Ordinaire, on ne se laisse
pas accaparer par un aspect particulier. On ne réfléchit pas sur telle dimension du mystère du salut. On est simplement présent, jour après jour au
Mystère pris dans son ensemble. (L'un des
principes de base de la réforme du Calendrier liturgique après le Concile a été
de réduire considérablement le nombre des fêtes et solennités, qui n'avaient
pas cessé de se multiplier au cours des siècles, pour redonner toute son
importance au cycle de lectures du "temps ordinaire").
Dans un de
ses livres, le Cardinal Martini décrit Marie à Cana comme une contemplative,
expliquant que la personne contemplative est celle qui ne laisse pas totalement
accaparer par aucune tâche particulière, mais qui a un regard d'ensemble, qui
voit en même temps tous les éléments d'une situation, sachant les relativiser. Le
contemplatif n’est donc pas celui qui est coupé de ce qui l’entoure, mais qui a
sur tout ce qui l’entoure un regard d’ensemble, du « point de vue de
Dieu » en quelque sorte.
Dans des situations comme les
événements tragiques en France au cours des dernières semaines (et aussi en
Belgique et ailleurs en Europe ces derniers jours), chacun des spécialistes
impliqués est obnubilé par l'aspect dont il est responsable. Les policiers et les militaires sont
préoccupés par les problèmes stratégiques et les questions techniques. Les politiciens sont préoccupés par le souci
de protéger la population et sans doute aussi par les retombées politiques de
ces événements. Il n'y a que les gens
ordinaires, qui précisément parce qu'ils ne sont pas directement impliqués,
peuvent jeter un regard d'ensemble sur la situation, et ne peuvent s'empêcher
d'être frappés par l'évidence que toute cette violence, qui est une réponse à
une autre violence et à laquelle on répond par plus de violence, est
démentielle. Devant ce déchaînement des
forces du mal, le contemplatif ne peut que dire à Jésus, comme Marie, "ils
n'ont pas de vin", il leur manque à tous le vin de l'amitié, le désir de
la fraternité, du pardon et de la réconciliation. Écoutons ce que Jésus dira de
faire.
Après le
cycle festif, nous revenons donc au Temps Ordinaire, dont la monotonie nous
permet de reprendre conscience de nos limites, de nos obligations, de nos
épreuves. Dans l'adjectif
"ordinaire", il y a d'ailleurs aussi la notion d'ordre, de discipline
-- comme la discipline de l'athlète qui refait sans cesse les mêmes exercices
ou l'artiste qui doit développer et maîtriser des techniques pour rendre
possible sa créativité. Ainsi, la
monotonie des jours ordinaires, où l'on refait sans cesse la même chose, nous
fait communier avec l'Être à un niveau plus profond parfois que toutes nos
célébrations les plus bruyantes.
Il y a de
l'héroïsme dans la fidélité à l'ordinaire, le héros n'étant pas celui qui fait
des choses extraordinaires, mais celui qui continue de faire fidèlement les
choses ordinaires alors même que les circonstances ont radicalement
changé. Vers la fin du roman La Peste de Camus, il y a une remarque
intéressante (que je cite de mémoire, l'ayant lue il y a fort longtemps). La scène se situe au moment où l'épidémie est
vaincue et où l'on ouvre enfin les portes de la ville qui avait été mise en
quarantaine. Le docteur Roux, qui a
servi les malades généreusement durant toute cette longue période refuse d'être
considéré comme un héros. Pour lui, il
n'a fait que l'ordinaire. Il est aussi
ordinaire pour un médecin de soigner, dit-il, que pour un instituteur
d'enseigner que deux et deux font quatre, quelles que soient les circonstances
où il se trouve.
Un bel exemple de cela ont été nos Sept
Frères de Tibhirine. Ce qui leur a
permis de faire un cheminement communautaire admirable durant les trois
dernières années de leur vie à Tibhirine, c'est qu'ils ont toujours continué de
mener leur vie ordinaire. Malgré une
situation qui devenait de plus en plus tragique autour d'eux, ils ont continué
à suivre le rythme ordinaire de la vie cistercienne, fait de prière commune, de
travail et de lectio. Ils ont aussi maintenu des relations tout à
fait ordinaires avec leurs voisins. Deux
événements me semblent des illustrations très claires de cette attitude, qui
est vraiment ce qu'on peut appeler la "simplicité du coeur". Après la première visite des "Frères de
la Montagne", le soir de Noël 1993 -- une visite où ils étaient bien conscients
qu'ils avaient échappé de justesse à une mort violente, ils sont allés tout
simplement à l'église, à l'heure prévue, pour célébrer les Vigiles de
Noël. Le deuxième événement est celui de
la nuit où ils furent enlevés. Lorsque
P. Amédée et P. Jean-Pierre, les deux rescapés, se rendirent compte que les
autres frères avaient été enlevés, et que la ligne téléphonique avaient été
coupée, et qu'ils ne pourraient pas aller prévenir la police avant le lever du
jour et la fin du coupe-feu, ils sont tout simplement allés à l'église célébrer
l'office.
Il y a dans cette fidélité à
l'ordinaire autant d'héroïsme que dans l'acceptation de la mort. Et c'est cette fidélité qui nous est demandée
tous les jours.
Armand VEILLEUX
|
|
||
|
|||