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10 janvier 2015 –
Baptême de Jésus
Abbaye de
Scourmont
Jésus et Jean-Baptiste
Saint Luc,
au début de son Évangile, fait se rencontrer Jésus et Jean-Baptiste alors qu’ils
sont encore dans le sein de leur mère. Saint Marc, qui utilise moins les symboles mais décrit des faits, les
fait se rencontrer sur la rive du Jourdain au-début de la vie publique de
Jésus. Cette rencontre a quelque chose
de grandiose.
Au cours
d’un voyage, les moments les plus importants sont ceux où l’on arrive à une
croisée des chemins. C’est alors qu’il
faut prendre les décisions les plus lourdes de conséquence concernant notre
route. Il en va de même dans notre
vie. Les croisées de chemins sont
vraiment les moments où il est essentiel de bien savoir où nous voulons et où
nous devons aller.
Dans
l’Évangile d’aujourd’hui deux personnes se rencontrent, qui sont toutes les
deux à la croisée des chemins, et dans plusieurs sens de l’expression :
géographiquement, d’abord :
Le lieu où ils se rencontrent, le long du Jourdain, près de Jéricho,
est le point le plus bas sur la planète, à près de cent mètres sous le niveau
de la mer. C’est le lieu où se termine
la route qui vient de Jérusalem et celle qui vient de la Galilée. Ces routes ne conduisent plus nulle part.
spirituellement, aussi, cet
endroit est une croisée des chemins. Là,
tout près, se trouve l’établissement monastique de Qumrân :
une secte qui s’est dissociée de la liturgie d’Israël et qui vit en marge du
Peuple de Dieu, dans l’attente du Maître de Justice qui rétablira le règne
politique de David et la liturgie légitime du Temple – une secte qui nourrit
une tradition qui ne conduit nulle part.
personnellement, enfin. Et à ce point de vue les deux personnes en présence -- Jésus et
Jean-Baptiste -- ont beaucoup en commun.
Jean-Baptiste
est un marginal. Il était de famille
sacerdotale. Dès le moment de son
enfance il était destiné au Temple. À un
certain moment il a renoncé au service sacerdotal pour prendre la route du
désert. Une voie qui ne conduit nulle
part. Il est fort possible qu’il fût lié, d’une façon ou d’une autre, à la
communauté monastique de Qumrân, où se pratiquait
aussi le rite du baptême. Là dans la solitude, là où il n’y avait plus de
chemin, le Chemin est venu à lui.
Jésus
également se trouve à une croisée des chemins. Il avait grandi dans une famille juive traditionnelle, dans la Galilée
conservatrice du Royaume du Nord. Il
avait reçu sa formation religieuse à la synagogue locale – où il lisait parfois
le texte sacré -- et il avait la coutume de faire le pèlerinage annuel au
Temple de Jérusalem avec ses parents. Puis, de façon imprévue, vers l’âge de 30 ans, il a quitté sa Galilée,
il s’est séparé de sa famille (dont certains membres viendront un jour pour le
prendre et le ramener à la maison, car ils pensent qu’il a perdu la tête). Il a, lui aussi, pris la route du désert, où
il reçoit le baptême de Jean. Non seulement il s’est fait baptiser par Jean,
mais il s’est très probablement constitué pour quelque temps « disciple »
de Jean. C’est ce que Jean semble
affirmer lorsqu’il dit : « Il y a quelqu’un qui vient derrière moi
qui est plus grand que moi... Venir derrière quelqu’un, ou marcher derrière
quelqu’un, dans le langage biblique, c’est se faire son disciple. Ce que Jean dit alors pourrait fort bien se
traduire : « Il y a un de mes disciples qui est plus grand que
moi... » La même chose semblait affirmée dans l’Évangile que nous avions à
la messe d’hier (samedi). Lorsque Jésus se met à baptiser, les disciples de
Jean viennent le trouver pour lui dire : « ... celui qui était avec
toi de l’autre côté du Jourdain et à qui tu as rendu témoignage, le voilà qui baptise
et tous vont à lui ! »
Le chemin que
Jésus a pris ne
conduisait nulle part. Mais en le
prenant il a pu conduire les êtres humains à eux-mêmes. Écoutant la voix du Père tonner dans le
silence de cette solitude : « Tu es mon fils bien-aimé », il a découvert la voie de son coeur, il a reçu dans son
psychisme humain, la révélation que c’était Lui, la Voie. À partir de ce moment, tout fut changé --
radicalement changé -- pour lui, pour nous, pour tous les humains.
Jésus et
Jean marchaient tous les deux vers l’avenir regardant en avant.
La majeure
partie des gens entrent dans l’histoire à reculons, regardant leur passé. Le mythe du paradis perdu et la tentation d’y
retourner ont affligé toutes les traditions religieuses à travers les
siècles. Regarder en avant demande plus
d’audace et d’engagement. Il s’agit d’affronter l’histoire en regardant en
avant, vers quelque chose qui, en relation au temps, n’existe pas encore, mais
qui, en relation avec l’éternité, détermine déjà notre identité.
Selon
Arnold Toynbee, le philosophe de l’histoire, les êtres humains peuvent se
diviser en deux groupes, qu’il appelle les Zélotes et les Hérodiens. Les Zélotes sont ceux qui essaient de
comprendre leur présent à la lumière de leur passé. Les Hérodiens sont ceux qui s'efforcent de
construire leur présent à la lumière de la perception qu’ils ont déjà de leur
avenir.
Jésus et
Jean étaient certainement des « Hérodiens », dans ce sens du
mot. Et c’est aussi ce que nous sommes
appelés à être.
Personnellement
j’ai toujours aimé voir dans le baptême de Jésus le fondement de la vie
consacrée et donc de la vie monastique. Au moment où Jean baptisait et tout près
de l’endroit où il baptisait, se trouvait l’établissement de Qumrân, qui devait compter quelques centaines de personnes
à l’époque. Il n’est pas du tout impossible, comme je l’ai mentionné plus haut,
que Jean ait été rattaché à cette communauté. De toute façon, son style de vie
s’inspire de la même tradition ascétique et contemplative. Et donc, lorsque
Jésus se fait baptiser, il assume cette tradition et en l’assumant lui donne
une nouvelle signification.
Lorsque
certains parmi les chrétiens de la première génération se sentirent appelés à
adopter comme mode permanent de vie les détachements radicaux exigés par Jésus
de ses disciples ou de ceux qui voulaient le suivre (« va, vends tout ce
que tu as et suis-moi »), ils avaient dans le mode de vie de Jean et de
ses disciples un forme d’expression de cet engagement.
De toute
façon, le but de notre vie monastique est que Jésus grandisse de plus en plus
en nous et nous devons donc dire avec Jean : « Il faut qu’il
grandisse et que moi, je diminue ».
Armand VEILLEUX
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