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Chapitre du 28 décembre 2014 – Dimanche de la Sainte
Famille
Abbaye de Scourmont
L’éloge de la fragilité
Dans le
dernier numéro (décembre 2014) de la revue Études, il y a un excellent
article signé par Elena LASIDA, au nom du groupe « Développement » de
Justice et Paix France, sur les relations entre l’institution et la fragilité.
L’article
commence par l’énumération des crises dont on a beaucoup entendu parler ces
dernières années : crise financière, crise écologique, crise sociale...
Selon l’auteur « Il ne s’agit ni de crises conjoncturelles ni de crises
épidermiques provoquées par des phénomènes exogènes. Ce sont des crises profondes qui viennent de
l’intérieur, du fonctionnement même de notre vie en société. Elles interrogent
le socle sur lequel s’est construite notre vie commune, autant au niveau local
que planétaire. Elles déstabilisent les
institutions autour desquelles s’organise notre vie collective : la
famille, l’école, l’État, l’Europe, les institutions internationales... ».
Nous
célébrons cette année le dimanche de la Sainte Famille dans un contexte
particulier : entre deux Synodes de l’Église universelle sur la famille –
l’un qui a eu lieu il y a quelques mois et l’autre qui aura lieu dans l’année
qui vient. L’occasion de ces deux synodes est évidemment la crise de la famille
qui caractérise notre société actuelle. Crise qui s’est manifestée lors de
discussions animées, en divers pays, sur de nouvelles législations touchant de
diverses façons la famille. Mais même avant toutes ces discussions, on pouvait
constater que la famille humaine était grandement fragilisée dans la plupart
des cultures occidentales, mais aussi ailleurs.
Or, comme
le mentionnait l’article de la revue Études que je viens de citer, il y
a un lien profond entre toutes les crises mentionnées. C’est pourquoi, ce qui est dit de la famille
humaine (mère, père et enfants) vaut de toutes les autres formes de sociétés.
Au cours des années précédentes, dans mes chapitres à la communauté lors du
dimanche de la Sainte Famille, j’ai souvent insisté sur le fait que nous
appartenons tous à plusieurs familles : il y a la famille dans laquelle
nous sommes nés et que nous avons quittée lorsque nous sommes entrés au monastère ;
il y a notre communauté, qui est notre nouvelle famille ; il y a la
famille élargie constituée par l’Ordre qui est une communauté de
communautés ; il y a aussi ce qu’on appelle maintenant la grande famille
cistercienne. Enfin, il y a cette grande famille qu’est l’Église.
De nos
jours, toutes ces institutions sont caractérisées par une réelle
fragilité, et, en certains cas, par une grande fragilité. Or, on peut
considérer cette fragilité comme un problème à résoudre ou un manque à combler,
comme on peut aussi la considérer comme une promesse de nouveauté, une
condition de la mise en mouvement et la base d’une véritable interdépendance.
Et, de nouveau, je mets cela en relation avec ce que disait le pape François
dans son Exhortation apostolique Evangelii Gaudium concernant la supériorité du temps sur
l’espace ; c’est-à-dire son appel à privilégier les processus d’évolution
sur la consolidation d’espaces de pouvoir.
On peut
accepter la fragilité comme une occasion de renouvellement de l’institution,
tout comme on peut vouloir la faire disparaître en renforçant l’institution.
Dans notre Ordre, je crois que cela s’applique au nouveau de tout l’Ordre,
comme au sein de chacune de nos communautés.
Nous avons
connu dans le passé des communautés grandes et fortes qui se sont donné des
institutions correspondant à cette situation. Aujourd’hui, à cause de nombreux facteurs qui, pour la plupart, sont
indépendants de notre contrôle, la plupart de nos communautés sont fragiles et
parfois très fragiles. On peut voir cela comme une chance qui nous est donnée
de créer de nouveaux liens, de nouvelles synergies permettant à cette fragilité
d’être féconde et de se donner de nouvelles institutions. On peut aussi, et c’est la tentation la plus
générale, refuser cette fragilité en reconstituant ce que le pape François
appelle des espace de pouvoirs. On essaye alors de faire disparaître toutes ces
fragilités fécondes en les regroupant dans de grands ensembles copiant les
structures fortes du passé.
La presse
a fait beaucoup de bruits ces derniers jours autour du discours très fort du
Pape à la curie. Les journaux ont
généralement utilisé des titres comme « les 15 maladies de la
curie ». En réalité, si on prend soin de lire le début du discours du
pape, ce qu’il fait est d’inviter à un examen de conscience en donnant une
liste de quinze maladies auxquelles peut être exposée toute institution humaine
ou ecclésiastique. Il fait d’ailleurs
référence à des listes semblables établies pour les « pères du
désert » (d’où est venue d’ailleurs la liste de nos sept péchés capitaux).
On reconnaîtra là aussi une caractéristique jésuite, puisque la lecture des
Pères du Désert a eu un rôle essentiel dans la conversion d’Ignace de Loyola.
Dans nos
vie personnelles aussi nous connaissons avec l’âge de nouvelles formes de
fragilité (distinctes des fragilités de la jeunesse, qui en connaît aussi).
Mais, en
cette fête de la Saine Famille, l’important est de voir comment toute nos fragilités, si elles sont bien acceptées et
intégrées, peuvent contribuer à la vitalité de chacune des familles à laquelle
nous appartenons, à commencer par notre communauté locale.
La
tendance d’une mentalité de pouvoir, qui prévaut encore, est d’opposer
fragilité et autonomie. Or nos Pères cisterciens au douzième siècle, nous ont
donné l’exemple inverse : celui de créer un esprit de famille assurant
l’autonomie des plus fragiles. Et il ne faut pas oublier que la Charte de
Charité, qui a assuré une expansion extraordinaire de l’Ordre durant
quelques siècles, a été élaborée au moment où le Cîteaux primitif vivait encore
une grande fragilité.
La
célébration liturgique d’aujourd’hui nous donne comme modèle et point de
référence une famille d’une grande fragilité et d’une grande précarité, avec la
naissance de Jésus au cours d’un déplacement à Bethlehem, dans la fuite en
Égypte, dans la vie silencieuse à Nazareth, dans le voyage à Jérusalem lorsque
Jésus eut douze ans, en attendant la présence de cette famille réduite à Jésus
et Marie au Calvaire.
Cette
fragilité a été notre salut. Efforçons-nous donc de voir comment, au sein de
notre famille communautaire, toutes nos fragilités peuvent servir comme
occasion et source d’une nouvelle vitalité.
Armand VEILLEUX
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