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Chapitre du 20 décembre 2014
Abbaye de Scourmont
Une saine dose d’inconscience
Le pape
François a donné récemment une interview au journal argentin La nación. Il a parlé librement et spontanément durant 50
minutes de sa santé, de ses voyages, mais aussi de plusieurs questions concernant
la situation actuelle de l’Église, du Synode sur la famille et de la réforme de
la curie. Lorsque la journaliste Elisabetta Piqué lui
posa des questions concernant les oppositions qu’il rencontre au sein même de
la Curie, mais aussi des menaces qui lui viennent de l’extérieur, il a répondu :
« Dieu est bon pour moi ; il me donne une saine dose d’inconscience.
Je continue de faire ce que j’ai à faire. »
Lorsque j’ai
lu le texte de cette interview, j’ai été tout de suite frappé par cette
expression : une saine dose d’inconscience. Je crois que cela est
assez proche du concept de « seconde naïveté » de Paul Ricoeur – une naïveté voulue ou en tout cas acceptée, qui
nous permet d’ignorer les aspects superficiels et secondaires d’une réalité,
pour nous concentrer sur ce qui en fait l’essentiel. Il me semble que cela est
aussi assez proche de la notion de « simplicité » comme vertu
fondamentale à laquelle doit tendre le moine et qui lui permet d’aller droit au
but sans se laisser distraire par toutes les distractions le long du chemin (c’est
d’ailleurs le sens étymologique premier du nom de moine : celui qui n’a qu’un
but, qu’un amour, qu’un désir).
Dans l’expression
de François, « Dieu me donne une saine dose d’inconscience », chaque
mot a son importance. Il s’agit d’une « dose »
d’inconscience et non pas une inconscience totale. Il ne s’agit pas d’ignorer les difficultés,
de faire comme si elles n’existaient pas, de se fermer les yeux ou de faire l’autruche. Il s’agit de ne pas laisser la connaissance
de ces difficultés envahir le champ de la conscience et empêcher celle-ci de
tendre tout droit vers le but. Cette « dose » d’inconscience doit
être saine. Le champ de la conscience doit demeurer intact. Et surtout
cette dose d’inconscience doit être un don de Dieu et non quelque chose
que nous créons par des mécanismes psychologiques ou tout simplement par la
paresse.
Je crois
aussi qu’on peut rattacher ce concept de François aux polarités qu’il mentionne
dans son Instruction Evangelii gaudium, et que j’ai déjà mentionnées dans des
chapitres récents : a) le temps des lents développements est plus
important que les espaces de pouvoir ; b) la réalité est plus importante
que les idées et c) le tout est plus grand que ses parties.
En
réalité, cette « saine inconscience » de tout ce qui pourrait
détourner de l’essentiel, s’accompagne d’une pleine et sereine conscience de la
réalité. La journaliste de La Nación fait
remarquer au pape qu’après un premier « effet François », qui avait
fait revenir certaines personnes à l’Église ou à la pratique religieuse, on
constatait actuellement que des Catholiques continuaient de quitter l’Église. La
journaliste utilisait même l’image d’hémorragie. Le pape dit qu’il n’aime pas du tout cette
image, car, dit-il, elle est liée au prosélytisme. Il préfère une image qu’il a
souvent utilisée, celle d’ « hôpital de campagne ». Il y a, dit-il,
des personnes très blessées et qui espèrent qu’on aille guérir leur blessures,
quelle que soit l’origine de ces blessures. Il faut, dit-il, aller
soigner leurs blessures.
François n’aime
pas non plus qu’on parle de stratégie, soit pour aller récupérer ceux qui sont
partis, soit pour trouver de nouvelles vocations. L’Église, dit-il, n’est pas
une ONG. Il dit que l’Église ne fait pas et ne doit pas faire de prosélytisme,
parce que, de par sa nature, elle s’agrandit non pas par prosélytisme, mais par
attraction. C’est une idée sur laquelle il est revenu dans son document à l’occasion
de l’année de la vie religieuse. Ce n’est pas en inventant toutes sortes de
trucs inspirés des techniques de marketing qu’on attirera de vraies vocations
soit à la vie religieuse, soit au ministère sacerdotal, mais en vivant
sincèrement notre vocation et en donnant l’image de personnes et de communautés
heureuses.
Il y a
dans cette interview un autre élément qui me semble très instructif pour n’importe
quelle personne. La journaliste lui demande ce que cela lui a fait de devenir
pape, ce qui lui plaît le plus et ce qui lui plaît le moins dans cette
fonction. Sa réponse est celle d’un homme libre. Dans l’Église, comme dans la
société, et aussi dans n’importe quelle communauté, lorsqu’on reçoit une
fonction ou un service à remplir, le danger est de s’identifier à cette
fonction. C’est pourquoi François lutte sans cesse contre le carriérisme et le
cléricalisme. Il rappelle que, lorsqu’il avait été nommé archevêque de Buenos
Aires, il s’était dit, au cours d’un passage au lieu de pèlerinage de Lujan : « Jorge,
ne change pas. Reste celui que tu es, parce que changer à ton âge serait
ridicule », et il ajoute qu’il s’est redit la même chose quand il est
devenu pape. Cela explique beaucoup de ses attitudes, en particulier son refus
de beaucoup d’aspects du protocole romain. Très clairement, il n’est pas « le
Pape François, qui s’appelait autrefois Jorge Bergoglio », mais bien « Jorge
Bergoglio, qui remplit pour le moment le service de Pape sous le nom de
François ».
C’est, au
fond, le message de Noël : Dieu,
qui s’est fait petit enfant, sans pouvoir, sans importance, pour nous sauver en
nous délivrant de toutes nos illusions de toutes nos fausses grandeurs, et de
nous apprendre à vivre en hommes libres, dans la pleine « conscience »
de notre dignité de fils de Dieu, et dans une « saine inconscience »
de tous les jugements des hommes, et de tout ce qu’on peut penser de nous, que
ce soit en positif ou en négatif. Noël est une leçon d’humilité.
Armand VEILLEUX
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