29 décembre 2013 – Fête de la Sainte Famille

Chapitre à la communauté de Scourmont

 

 

Toutes ces familles auxquelles nous appartenons

 

          Nous avons beaucoup entendu parler de la famille cette année dans les médias, à l’occasion des discussions en France et ailleurs sur le mariage entre personnes du même sexe. En réalité, c’était presque toujours un dialogue de sourds, puisque ceux qui se faisaient les avocats de telles unions, ne parlaient pratiquement jamais de « famille », mais des droits de chacune des deux personnes concernées y compris de leur droit à se « procurer » d’une façon ou d’une autre, un enfant. Je n’ai aucunement l’intention de m’impliquer dans ce débat. Cependant, la fête de la Sainte Famille est une belle occasion de réfléchir d’une façon très large sur la famille, et je le ferai en reprenant plusieurs idées développées dans un chapitre lors de la même fête en 2007. (Je suis sûr que tous ont oublié ce que j’ai dit alors...)

 

          Nous appartenons tous à de nombreuses familles.  Il y a tout d’abord le cercle familial où nous sommes nés, composé de notre mère, notre père, et éventuellement de nos frères et soeurs.  Puis il y a la famille élargie, composée de tous nos proches parents – comprenant oncles et tantes, cousins et cousines – et représentant parfois plusieurs générations. Le groupe ethnique et la nation à laquelle nous appartenons sont aussi de grandes familles.  Une communauté monastique est également une famille et la communauté de communautés qu’est un Ordre monastique est un autre type de famille ;  et nous parlons de nos jours de la grande famille cistercienne regroupant plusieurs Ordres juridiquement distinct, sans oublier les communautés de laïcs cisterciens.  Finalement, et par-dessus tout, il y a ce que Paul VI appelait la grande « famille des nations » qu’est la communauté humaine. Évidemment, le mot « famille » a un sens différent en chacune de ces réalités.

 

          On a beaucoup entendu parler ces dernières années de la « crise de la famille ».  Il y en a certainement une ; mais il s’agit alors d’un phénomène de société qui affecte non seulement les couples, mais bien toutes les formes de familles que je viens de mentionner.  Il s’agit d’une crise d’identité et d’une crise d’appartenance, les deux allant de pair, puisqu’on ne peut appartenir à un groupe que si l’on se possède suffisamment pour pouvoir se donner.

 

          Je citais dans mon chapitre de 2007 une étude d’Olivier Rey sur « Le symptôme identitaire » parue dans la revue Christus (juillet-août 2007). Citant un autre auteur (Marcel Gauchet, dans « L’Enfant du désir », Le Débat nº 132, nov.-déc. 2004), il expliquait comment, autrefois, le mariage était un acte d’entrée dans la société, le moment où deux personnes assumaient ensemble une responsabilité commune face à la société humaine.  Or, à l’heure actuelle, vivre ensemble (quelle que soit d’ailleurs la forme que prenne ce « vivre ensemble ») est plus généralement perçu comme un acte de retrait plutôt qu’un acte d’engagement.  Il s’agit souvent plus de s’isoler dans le bonheur d’une reconnaissance réciproque que de s’engager ensemble.  Là serait, selon cet auteur, au moins l’une des explications de la fragilité des unions, car toute dissension ou toute difficulté dans la relation devient contradictoire par rapport avec la raison d’être donnée à celle-ci.

 

          Je n’ai pas de compétence pour traiter de problèmes conjugaux ; et ce n’est pas ce qui nous intéresse pour le moment ;  mais je me suis dit, en lisant ces réflexions, qu’on pourrait dire la même chose de toutes les formes de familles que j’ai mentionnées au début, et donc qu’il s’agit vraiment d’un phénomène qui affecte toute la société, y compris les communautés religieuses et l’Église. Si, dans l’appartenance à une communauté ou à un groupe, on cherche d’abord un chaud sein maternel où l’on sera protégé de tout ce qui se passe à l’extérieur, on sera facilement déçu et déprimé dès qu’on rencontrera les tensions inévitables en toute relation humaine.  Si, au contraire, cette appartenance est le point d’appui pour s’élancer dans une communion plus ouverte et plus universelle, toute tension sera vécue comme un nouveau défi et comme une source de croissance.

 

          Marie et Joseph étaient fiancés au moment de l’Annonciation.  Suivant la recommandation de Dieu qui lui fut communiquée en songe, Joseph prit Marie chez lui comme son épouse.  À partir de ce moment-là, la vie de l’un et de l’autre fut radicalement changée.  C’est ensemble qu’ils montèrent vers Bethlehem pour s’inscrire lors du recensement ; et la naissance de Jésus transforma leur vie d’une façon imprévue.  La cellule familiale, qui comprenait jusqu’alors deux personnes en comprend maintenant trois, et c’est le sort de la plus faible qui conditionne la vie des deux autres.  Pour protéger la vie de leur enfant, ils doivent fuir en Égypte. 

 

          La relation familiale est une relation dynamique.  La famille est dans une certaine mesure un lieu de passage. En ce sens elle est « éclatée » de par sa nature.  Avec Jésus la famille prend un sens tout à fait nouveau.  Elle n'est plus, pour chacun des membres qui lui appartiennent, le cœur du monde, auquel tout doit être rapporté et rattaché.  Elle est éclatée.  Elle est le lieu dont on sort pour entrer dans le monde -- un lieu de passage et d'initiation à l'univers.  C'est le glaive qui sépare le cœur de Marie en deux. Son cœur sera divisé entre le Fils qu’elle possède et le Fils qu'elle perd lorsqu'il lui échappe, d’abord au Temple, à l'âge de douze ans, et ensuite lorsqu'il la quitte vers l'âge de trente ans, alors qu'elle est sans doute déjà veuve, et finalement lorsqu'il se fait crucifier.  Ce cœur divisé de Marie est tout de suite re-soudé dans l'amour universel qu'elle partage avec son Fils.

 

          Chaque fois qu’un groupe humain – que ce soit un couple, une communauté ou une nation – se referme égoïstement sur lui-même, les conflits internes deviennent ingérables et conduisent soit à l’éclatement du groupe soit à l’exportation des conflits dans des querelles ou des guerres avec les autres groupes ou nations.  À l’opposé, chaque fois qu’un groupe humain est ouvert à la communion avec les autres groupes et à l’engagement avec eux dans un projet commun, il arrive facilement à gérer ses conflits internes.

 

          Une première leçon qu’on peut tirer de la Fête d’aujourd’hui est celle que toute famille, que ce soit la famille nucléaire ordinaire, ou que ce soit une famille monastique comme celle que nous formons ici à Scourmont, ne peut approfondir sa cohésion intérieure que si elle demeure ouverte. C’est-à-dire si est en même temps solidement intégrée dans l’Ordre cistercien et l’Église locale aussi bien que dans la grande communauté ecclésiale et dans la société civile où elle se trouve établie et si elle sait respecter et intégrer les traditions et les coutumes de l'une et de l'autre. 

 

Armand Veilleux

 

 

 


 

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