Chapitre du 10 novembre 2013

Abbaye de Scourmont

 

 

Commentaire de la Cst. 72 : moines et moniales

 

          Nous avons vu, la semaine dernière, comment les monastères de l’Ordre, tout en gardant leur autonomie, sont reliés dans un grand ensemble qu’on appelle l’Ordre cistercien.  Nous avons aussi vu comment les supérieurs élus par chaque communauté pour exercer le soin pastoral de leur communauté propre exercent aussi une responsabilité pastorale collective, et même collégiale, sur l’ensemble de l’Ordre.  Ils le font essentiellement lorsqu’ils sont réunis en Chapitre Général, mais aussi à travers d’autres structures de l’Ordre, en particulier le système de « filiation » et la tradition de la Visite Régulière.

 

          Or, l’Ordre est composé concrètement de monastères de moines et de monastères de moniales. La Constitution 72, qui constitue la deuxième partie de l’introduction générale à la troisième partie des Constitutions, traite de ce caractère mixte de notre Ordre. Il ne s’agit pas, bien sûr, de communautés mixtes mais d’un Ordre unique composé à la fois de monastères de moines et de monastères de moniales, avec une seule autorité suprême constituée par un Chapitre Général mixte.

 

          La Règle que nous acceptons, en entrant au monastère, est une Règle commune : la Règle de saint Benoît, interprétée par une tradition vivante d’un Ordre composé de moines et de moniales.

 

          La relation entre les monastères d’hommes et de moniales a évolué beaucoup au cours des âges. Cette évolution a d’ailleurs toujours été en relation avec la place que la femme avait dans la société et l’Église à chaque époque.

 

          Dans le monachisme primitif : l’ascétisme chrétien primitif, au coeur des Églises locales, représenté essentiellement par les vierges et les veuves, a été surtout un ascétisme féminin.  Cependant dès que se développa un ascétisme dans la solitude, en marge des Églises locales tout en étant en communion avec elle, cet ascétisme qui prit graduellement le nom de monachisme, fut surtout masculin, même si les communautés de moniales ne manquèrent jamais.

 

          En Occident, les groupes de nobles romaines, vierges et veuves, dont saint Jérôme assura pour un temps la direction spirituelle, eurent une profondes influence, y compris en Palestine, où elles fondèrent un monachisme latin.

 

          Dans notre Ordre, l’évolution historique fut assez complexe. Au XIIe siècle, à commencer par la fondation de Tart, vers 1120, de très nombreux monastères féminins, anciens ou nouvellement fondés, s'affilièrent à l'Ordre de Cîteaux. Ces monastères suivaient d'une façon plus ou moins rigoureuse les observances de Cîteaux. Leurs liens avec l'Ordre pouvaient être très divers selon les cas. Aux origines, les moniales demeuraient sous la juridiction de l'évêque local mais elles étaient sous ce que les canonistes appelaient « le pouvoir dominatif » d'un abbé de l'Ordre, sans que l'Ordre comme tel les prenne à sa charge. Ce n'est que peu à peu qu'elles furent pleinement incorporées à l'Ordre. Cette incorporation était complètement réalisée -- au moins pour un certain nombre de monastères -­au début du XIIIe siècle. L'expression elle-même d'incorporation n'apparaît pour la première fois dans un texte officiel qu'en 1213, et encore est-ce pour tenter de freiner ce mouvement.

 

          Pendant longtemps, ces communautés de moniales cisterciennes eurent une assez grande autonomie au sein de l'Ordre. Deux grands groupes de monastères eurent leurs Chapitres Généraux d'abbesses : la filiation de Las Huelgas et celle de Tart, et les abbesses de ces deux abbayes faisaient la visite régulière dans les maisons de leur filiation. Cependant, à mesure que les moniales furent plus pleinement in­corporées à l'Ordre, et que les Chapitres Généraux de Cîteaux commencèrent à s'occuper plus explicitement des affaires des moniales, les Chapitres d'abbesses perdirent leur raison d'être ; ils furent délaissées, puis disparurent. Les Chapitres de la filiation de Tart se tinrent cependant jusqu'au début du XIVe siècle.

 

          À l’époque de Vatican II la situation était la suivante : même si les moniales représentaient les 2/5 du nombre total des membres de l’Ordre, leurs communautés étaient entièrement soumises au Chapitre Général des Abbés.  Il y avait bien eu des réunions d’Abbesses à partir de 1956, mais ces réunions, tout en étant très importantes, n’avaient pas de pouvoir de décision.

 

          Dans la période de renouveau postconciliaire, les moniales jouèrent un rôle important, en particulier dans le domaine de la liturgie et de la formation. Dans le travail de révision des Constitutions, diverses possibilités se présentaient. L’une aurait été la création de deux Ordres parallèles et indépendants l’un de l’autre, tout en travaillant dans l’harmonie : un Ordre féminin et un Ordre masculin. Mais le désir assez général était de demeurer et de s’affirmer clairement comme un Ordre unique. C’est ce qui est fait dans le premier numéro de la Cst. 72 :

 

C. 72                Moines et moniales cisterciens de la Stricte Obser­vance

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Moines et moniales cisterciens de la Stricte Observance forment un seul Ordre. Ils participent à la tradition d'un même patri­moine, coopèrent entre eux et s'apportent une aide réciproque de bien des manières, en respectant leurs saines différences et la complémentarité de leurs dons.

 

          Dans l’état de la législation canonique de l’époque, compte tenu surtout de la notion de juridiction ecclésiastique et du fait que l’Ordre des moines était considéré par le Saint Siège comme un Ordre clérical, il n’était pas possible de penser à un Chapitre unique. Après de longues et nombreuses discussions, on aboutit à la notion d’ « un Ordre unique avec deux Chapitres Généraux distincts mais interdépendants ».

 

          Concrètement, depuis l’approbation de nos Constitutions en 1990 (et même depuis 1987), les deux Chapitres se réunissent toujours ensemble et l’on donnait à ces réunions le nom de « Réunion Générale Mixte ». Il y avait, au cours de cette Assemblée quelques réunions des Chapitres séparés ; et tous les votes concernant les deux branches de l’Ordre étaient pris séparément.  Dans l’ensemble, il y a toujours eu une grande harmonie et il n’y a jamais eu de points importants de la vie de l’Ordre sur lesquels les moniales et les moines avaient des points de vue radicalement divergents. Au contraire, la complémentarité des points de vue féminin et masculin a toujours été une richesse.

 

          À l’époque où nous avons rédigé nos Constitutions, il n’était guère possible de penser à un Chapitre unique composé d’abbés et d’abbesses. Mais les esprits comme la législation ont évolué. Nous avons demandé et obtenu du Saint Siège la confirmation de cette évolution et, depuis 2013, la grande réunion des abbés et des abbesses qui a lieu tous les trois ans n’est plus une Assemblée Générale Mixte composée de deux Chapitre Généraux distincts, mais c’est bel et bien un Chapitre Général Mixte.  Il s’agit d’un « collège » unique, composé de tous les supérieur(e)s de l’Ordre.

 

          La Constitution 72 comportait une deuxième et une troisième partie maintenant désuètes. Ces deux parties visaient à assurer une réelle interdépendance entre les deux Chapitres. Ainsi il était prévue que certains points fondamentaux des Constitutions tant des moines que des moniales, ne pouvaient pas être modifiés sans l’accord des deux Chapitres Généraux. Pour toute autre modification des Constitutions sur des points moins essentiels, faite par un Chapitre, l’autre Chapitre devait être consulté. 

 

          Tout cela est maintenant désuet, car nous ne sommes désormais qu’un seul chapitre. La tentation se manifeste cependant déjà de dire : cette question ne concerne que les moniales, elle doit donc être décidée par les moniales ; ou, à l’inverse, elle ne concerne que les moines...  Il faudra graduellement s’habituer à l’idée qu’un Chapitre Général est, en termes canoniques, un « collège » et que la définition d’un collège est que c’est un corps législatif où toutes les décisions sont prises à égalité des voies.  Ainsi, strictement parlant, il n’y a pas, au Chapitre Général des abbés et des abbesses, des prieurs, des supérieures ad nutum, un abbé général, des conseillers, etc.  Il y a simplement des « capitulants » ou « capitulantes ». Tous et toutes ont exactement la même autorité, l’un d’entre eux étant le primus inter pares. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, selon la Congrégation des Religieux, la délégation faite par le Chapitre à une partie de ses membres de décider au nom de tous irait contre la notion même de « collège » ou de « chapitre ».

 

Armand VEILLEUX

 

 

 


 

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