130525 – chapitre à la Communauté de Scourmont

   

Conclusion de la Règle de saint Benoît (RB 73)

 

 

TOUTE LA PRATIQUE DE LA JUSTICE N'EST PAS
CONTENUE DANS CETTE REGLE

' Cette Règle, que nous venons d'écrire, il suffira de l'observer dans les monastères pour faire preuve d'une certaine rectitude morale et d'un commencement de vie monastique. 2 Quant à celui qui aspire à la vie parfaite, il a les enseignements des saints Pères, dont la pratique amène l'homme jusqu'aux sommets de la perfection. 3 Est-il, en effet, une page, est-il une parole d'autorité divine, dans l'Ancien et le Nouveau Testament, qui ne soit une règle toute droite pour la conduite de notre vie ? 4 Ou encore, quel est le livre des saints Pères catholiques qui ne nous enseigne le droit chemin pour parvenir à notre Créateur ? 5 Et de même, les Conférences des Pères, leurs Institutions et leurs Vies, ainsi que la Règle de notre saint Père Basile, 6 sont-elles autre chose que des instruments de vertus pour moines vraiment bons et obéissants.

7 Il y a là pour nous, relâchés, inobservants et négligents, de quoi rougir de confusion.

8 Qui donc que tu sois, qui te hâtes vers la patrie céleste, accomplis, avec l'aide du Christ, cette toute petite Règle, écrite pour les débutants. 9 Cela fait, tu parviendras avec la protection de Dieu, aux plus hautes cimes de la doctrine et des vertus, que nous venons de rappeler. Amen.

 

          Avec le chapitre 73, se termine la Règle dans l’état définitif dans lequel nous l’a transmise la tradition.  Il n’y a pas de doute que ce chapitre soit de Benoît lui-même, et exprime bien sa conception de la vie monastique.

 

          Pour Benoît, il y a, dans la vie monastique un absolu.  Cet absolu, c’est le Christ.  Par rapport à cet absolu, tout est relatif.  Cependant, il faut faire bien attention au sens du mot relatif.  Dire qu’une chose est relative, cela ne veut pas dire qu’elle n’est pas importante, car une chose relative peut être d’une très grande importance.  Dire qu’une chose est « relative », c’est dire que toute son importance réside dans la « relation » qu’elle a avec une autre réalité qui, elle, est un absolu.  Tout dans la vie monastique est relatif, parce que tout n’a de sens que dans une relation avec l’absolu, c’est-à-dire dans la mesure où cela nous mène au Christ.  « Ne rien préférer à l’amour du Christ », dit Benoît.

 

La Règle est écrite pour quiconque se hâte vers la patrie céleste, pour quiconque s’efforce de se laisser graduellement transformer à l’image du Christ.  Comme le but à atteindre est à la fois proche et infiniment distant, puisqu’il est divin, nous sommes toujours des « débutants » sur cette route.  J’aime bien cette histoire concernant un vieux moine copte, en Égypte, à qui on demandait depuis combien de temps il était moine.  Il répondit : « Je ne suis pas moine ;  mais il y a soixante ans que j’essaie de le devenir. »

 

          La Règle de saint Benoît est une maison bien construite, avec beaucoup de chambres et de fenêtres.  Le chapitre 73 est la grande fenêtre, au bout d’une aile, donnant sur la plaine et, au-delà de la plaine, sur la montagne.  De cette fenêtre on voit tous les autres sentiers menant vers le même sommet, le même absolu.  Dans une toute petite phrase, qui semble anodine, Benoît résume tout l’enseignement des premiers siècles de la vie monastique, selon lequel la véritable Règle du moine est en tout premier lieu l’Écriture Sainte, aussi bien l’Ancien que le Nouveau Testament. 

 

          D’emblée Benoît renvoie à l’Écriture, Ancien et Nouveau Testament, qui est le seul texte auquel il reconnaisse un caractère normatif.  C’est d’ailleurs le seul endroit de la Règle où il utilise le mot latin « norma ».  L’écriture est, dit-il, une norme parfaite (rectissima norma) de vie humaine.  Pas simplement de vie chrétienne, mais même de « vie humaine » tout court (norma vitae humanae).  Il renvoie aussi aux « saints Pères catholiques », indiquant par là ceux que nous appelons les « Pères de l’Église », y compris les Pères du monachisme.  Il fait référence à Cassien, mais sans le nommer, et ne nomme explicitement qu’un seul des Pères, chez qui il a puisé en grande partie son sens profondément cénobitique : celui qu’il appelle « notre Père saint Basile ».

 

          Benoît, qui n’est pas chauvin, renvoie donc à quelques grands noms représentant des styles de vie assez différents du sien, mais représentant la même grande tradition monastique.  Cassien est ermite dans l’âme alors que Benoît est essentiellement un cénobite, et pourtant ils incarnent la même spiritualité en ce qui concerne la tension continuelle vers l’absolu qu’est le Christ.  Basile se rattache, comme Benoît, à la grande tradition cénobitique ;  mais le style des monastères de Benoît est très différent de celui des « fraternités urbaines » de Basile, et pourtant Benoît recommande de lire la Règle de « notre saint Père Basile ». 

 

          Une des choses qui frappent en ce chapitre, est donc l’humilité de Benoît qui sait situer sa contribution dans un contexte beaucoup plus large où elle n’est qu’une maille dans une longue chaîne de tradition.  Pour lui la vie monastique ne consiste pas à observer un certain nombre de règlements et à pratiquer un certain nombre d’exercices ascétiques.  Elle consiste dans le cheminement de personnes qui sont lancées avec toute leur énergie vers le but de la vie chrétienne qui est la perfection de la charité.  La Règle n’a d’autre but que d’apporter quelques orientations pour ce cheminement.  Avec une simplicité et une sincérité qui n’a rien de la fausse humilité, saint Benoît dit qu’il s’agit d’une règle « pour débutants ».  Mais il ne s’agit pas de débutants ordinaires.  Ceux qu’il a en vue sont des débutants « qui se hâtent vers la patrie céleste ».  Et sur cette voie nous sommes toujours encore au début, tant que nous ne sommes pas arrivés à destination.

 

          Cela nous indique quelle attitude nous devons avoir à l’égard de la Règle, ce que nous devons y chercher et ce que nous ne pouvons pas y trouver.  Ce serait du pur archaïsme et même ce serait aberrant de penser qu’on serait un bon moine bénédictin en pratiquant à la lettre toutes les prescriptions de saint Benoît, car plusieurs de ces prescriptions ne sont plus adaptées à notre contexte actuel, ni à la conscience ecclésiale et aux sensibilités théologiques d’aujourd’hui.  Il faut plutôt voir la Règle comme elle a été vue durant des siècles : l’expression particulièrement riche, équilibrée et adaptée à son temps d’une tradition spirituelle beaucoup plus ancienne et qui ne pourra jamais être emprisonnée dans un texte. 

 

          L’esprit de notre Ordre a été marqué à une époque par un certain juridisme qui absolutisait non seulement la Règle elle-même mais tous les us et coutumes.  Il y a longtemps que nous avons dépassé cette mentalité ;  et Dom Anselme Le Bail a fait plus qu’aucun autre dans l’Ordre pour rétablir l’équilibre et la hiérarchie des valeurs entre le but à atteindre et tout ce qui est offert comme moyen pour y arriver.  Mais nous savons que ce n’est pas là une voie de facilité. C’est un appel constant à la responsabilité personnelle.  Dans cette approche on ne peut pas se sécuriser en s’assurant que l’on a obéi à tous les règlements, mais on doit plutôt se demander sans cesse si la façon dont on vit la voie monastique, la voie cistercienne, et la voie propre de notre communauté nous conduit vraiment vers le Christ et la conformation à son image.

 

          Ce beau chapitre qui conclut la Règle nous permet de jeter un regard d’ensemble sur la façon dont saint Benoît voit la vie monastique.  En tout premier lieu le moine doit être un être humain accompli, équilibré et heureux qui désire vivre en plénitude.  C’est celui qui, entendant Dieu dire : « Quel est l’homme qui aime la vie et désire voir des jours heureux » a répondu « Moi ! » (Prol. 15-16).  Et pour arriver à ce but, il a une norme toute tracée dans les Écritures.  Le moine est aussi un homme qui, à travers les Écritures, a reçu la Révélation et le message du Christ.  C’est donc un Chrétien qui doit trouver dans l’Évangile tout l’enseignement dont il a besoin, et sa norme de vie.  Cet Évangile il l’a reçu à travers la tradition des Pères, et il a été appelé par Dieu à vivre sa vie chrétienne dans une modalité, ou selon une voie que la tradition a appelée « monastique ».  Pour cela il trouve dans la Règle de Benoît un interprétation de l’Évangile toute marquée par la sagesse, mais appliquée à un contexte culturel déterminé.  Il lui faut donc au-delà de la Règle, et avec l’aide de la Règle, retourner constamment à l’Évangile et, comme Benoît l’a fait pour son siècle, trouver comment incarner la même attitude spirituelle dans le monde d’aujourd’hui.  C’est notre défi continuel, comme individus, comme communauté, comme Ordre.

 

 

Armand VEILLEUX

 

 

 


 

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