Chapitre à la Communauté de Scourmont

28 avril 2013

 

Ne pas présumer de son autorité (RB 70)

 

          Nous arrivons à la fin de notre commentaire de la Règle de saint Benoît. Nous verrons bientôt les deux très beaux chapitres 71 et 72 sur l’obéissance mutuelle et sur le bon zèle. Mais avant cela il y a deux petits chapitres auxquels les commentateurs ne s’arrêtent guère : d’abord le chapitre 69 que j’ai commenté il y a deux semaines, dans lequel Benoît met en garde contre la tentation de se constituer le défenseur d’un autre frère qui serait en difficulté avec l’autorité ou la communauté. Il y a ensuite le chapitre 70, qui appartient à un contexte culturel bien éloigné du nôtre et dont le titre est déjà assez rébarbatif : « Que nul ne se permette de frapper qui que ce soit », et qui traite en particulier de la correction des enfants de moins de quinze ans, qu’on n’a évidemment plus dans les monastères à notre époque.

 

          Ces deux chapitres sont reliés entre eux même par le style et le vocabulaire. Il y a dans le titre et dans la première phrase de chacun de deux chapitres le verbe latin « praesumere » et le substantif « occasio ». « Praesumere » est traduit différemment selon les éditeurs de la Règle : ou bien « Que personne ne se permette » ou bien « que personne n’ose ».  Il s’agit, dans chaque cas d’assumer ou de se donner une autorité que la Règle de la communauté ne donne pas à tous les frères indistinctement.

 

          Dans la section de la Règle que nous avons appelée le « pénitentiel », Benoît prévoyait des cas où quelqu’un s’étant gravement séparé lui-même de la communion des frères par une attitude inacceptable doive être excommunié. Il prévoyait même que si quelqu’un est incapable de comprendre des arguments spirituels ou rationnels il puisse être puni de coups (ce qui ne se ferait évidemment pas de nos jours).  Ici, Benoît insiste sur le fait que ce n’est pas n’importe qui qui peut se permettre, sous quelque prétexte (occasio) que ce soit, d’excommunier ou de frapper un autre.

 

          Comme souvent, le sens profond de ce texte plutôt déconcertant est donné par la dernière phrase du chapitre, qui est une citation biblique : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse à toi-même ».

 

          Le chapitre 69 s’occupait d’une situation où ce qui était ou aurait pu être une véritable amitié s’était transformé en relation de type fusionnel, où quelqu’un se sentait attaqué personnellement si son frère était puni et entreprenait de le « défendre », en réalité parce qu’il se sentait lui-même attaqué.

 

          Or, la même relation de type « fusionnel » peut exister à l’égard de la communauté et conduire facilement à des attitudes agressives envers des personnes de la communauté.  Une communauté adulte est constituée de personnes adultes et autonomes, entre lesquelles se sont établies des liens profonds de communion. Lorsqu’une personne n’a pas atteint la maturité et l’autonomie suffisantes (ou les a perdues), elle tend à se fondre dans la communauté.  Il lui manque alors la distance critique, et tout ce qui touche la communauté l’affecte directement.  Elle s’identifie avec l’image qu’elle se fait de la communauté et se sent menacée chaque fois que l’ensemble des comportements (coutumes et règlements) avec lesquels elle a identifié la communauté sont remis en question ou ne sont pas observés.  Devant ce qu’elle perçoit comme un manque de fidélité à la communauté ou comme transgression des us et coutumes, une telle personne réagit fortement, car elle se sent menacée dans sa personne – son identité personnelle s’étant « fondue » dans celle de la communauté.  Et comme elle s’identifie avec la communauté elle se considère autorisée, même sans aucun mandat à corriger les autres et même à sévir contre eux. Au fond, c’est la même attitude que celle de tous les fondamentalismes au sein de l’Église, ou même de la société. Quand quelqu’un s’instaure arbitrairement défenseur de l’orthodoxie ou des attitudes correctes, c’est en général un réflexe d’autodéfense en même temps que de « présomption » pour utiliser le même mot que saint Benoît en ces chapitres 69 et 70.

 

          On retrouve d’ailleurs des replis identitaires semblables de nos jours dans la société, par exemple autour de thèmes comme celui du « mariage pour tous » qui a monopolisé depuis plusieurs mois la société française.  Face à une situation qui met en cause des fondements de notre culture, on assiste à des démonstrations de force qui n’ont d’ailleurs aucun effet réel, où, au lieu de s’engager dans des débats de fond, la rue veut reprendre l’autorité qu’elle vient de donner à un parlement qu’elle a élu. L’autosatisfaction des démonstrateurs n’a pas empêché les projets de lois de passer à travers toutes les étapes prévues.

 

          Ici encore, la sagesse de saint Benoît est encore d’actualité et peut encore donner des lumières précieuses sur la façon d’aborder des problèmes de société ou d’Église. Les grands enjeux de la communauté (humaine ou religieuse) ne peuvent se résoudre par des démonstrations de recherche individuelle de sécurité, même lorsque ces démonstrations impliquent des milliers (ou même des centaines de milliers) d’individus. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la plupart des révolutions sont si destructrices, même lorsqu’elles aboutissent finalement à des transformations sociales nécessaires ; n’étant pas des actions communautaires raisonnées mais la simple addition numérique devenue incontrôlable de frustrations et d’ambitions individuelles.  Aucune addition d’individus ne forme une communauté. Celle-ci est formée par des personnes autonomes engagées dans la communion et le dialogue.

 

Armand VEILLEUX

 


 

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