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14 avril 2013 – Chapitre à la Communauté de
Scourmont
Attitudes
pouvant nuire à l’harmonie au sein de la communauté (RB 69)
Les deux prochains chapitres de la Règle de saint Benoît ont des titres
plutôt choquants pour nos oreilles modernes : « Que nul au monastère n’ose
prendre la défense d’autrui » (69) et « Que nul ne se permette de frapper qui
que ce soit » (70). Ces textes auraient de quoi nous scandaliser s’ils ne se
trouvaient au beau milieu d’une série de chapitres (63-72) à laquelle le père
Adalbert de Vogüé a justement donné le titre de « De l’ordre à la charité ». Contrairement à la partie principale de
la Règle où Benoît reprend et modifie un document antérieur, cette partie de la
Règle est propre à Benoît. On y trouve de façon plus fréquente que partout
ailleurs les substantifs et les verbes exprimant l’amour fraternel : amor, amare, caritas, diligere, dilectio, etc. Cette section commence par le chapitre
sur le rang en communauté – rang qui doit correspondre à la date d’entrée et
non à l’âge -- et se terminera par les deux beaux chapitres sur l’obéissance
mutuelle et sur le bon zèle. Il faut donc voir en ces deux chapitres-ci la mise
en garde contre deux déviations possibles de la charité et de l’amitié, et
nullement un rejet de celles-ci.
Tout
au long de sa Règle Benoît montre que la communauté doit se construire sur des
liens de communion, de charité et d’affection entre les frères et entre ceux-ci
et l’abbé. Mais il prévoit aussi le cas où quelqu’un pourrait manquer de
fidélité aux engagements qu’il a librement assumés et ainsi nuire à la qualité
de la vie communautaire. Il prévoit aussi que, lorsque les exhortations ne
suffisent pas, l’imposition de sanctions peut être nécessaire en de telles
situations. C’est alors qu’il peut arriver qu’un frère, par affection mal
éclairée envers la personne qui est objet de la sanction, entreprenne de le «
défendre ». Le ton très ferme qu’utilise Benoît ici (Un moine ne se le
permettra en aucune façon, car ce peut-être une occasion de troubles graves)
semble indiquer qu’il a eu à ce sujet des expériences douloureuses, et c’est
pourquoi il rajoute ce petit chapitre à la fin de sa Règle.
Une
amitié spirituelle liant plus profondément certaines personnes au sein d’une
communauté où tous les frères sont liés par ailleurs par les mêmes liens de
charité est possible et légitime. Or, si une amitié est mûre et adulte, chacune
des personnes concernées demeure tout à fait autonome et sait regarder
objectivement les situations où se trouve l’autre personne. Si mon ami a besoin
d’une correction, je serai affligé de ce qu’il se trouve dans cette situation,
mais je me réjouirai en même temps de ce que cette occasion de croissance
humaine et spirituelle lui soit donnée. Et vice versa. C’est lorsqu’une
amitié n’est pas vraiment adulte, qu’elle conduit à une sorte de fusion
affective plutôt qu’à un lien entre deux personnes autonomes. Il n’y a plus
alors de distance critique et tout ce qui arrive de pénible à l’ami est perçu
comme une attaque personnelle. C’est alors qu’une personne, se sentant menacée
par ce qui arrive à l’autre peut entreprendre de le « défendre » contre une
intervention de la communauté ou de l’abbé ayant pour but son bien. Et si ces
liens affectifs manquant de la maturité suffisante et à caractère fusionnel
unissent entre eux un groupe de frères, des « cliques » ou des groupes de
pression peuvent se former au sein d’une communauté, au détriment de la vie
communautaire. Benoît semble avoir connu de telles situations et il met en
garde contre cette déviation de l’amitié dans ce chapitre 69.
Dans
ce chapitre on trouve l’une des rares allusions de Benoît à la famille
naturelle. Il demande qu’un moine n’en
défende pas un autre, fût-il son parent, à quelque degré que ce soit. Et cela
nous ramène à tous les passages du NT sur la famille.
Avec Jésus la famille prend un sens
tout à fait nouveau. Elle n'est plus,
pour chacun des membres qui lui appartiennent, le cœur du monde, auquel tout
doit être rapporté et rattaché. Elle est
éclatée. Elle est le lieu dont on sort
pour entrer dans le monde -- un lieu de passage et d'initiation à
l'univers. C'est le glaive qui sépare le
cœur de Marie en deux le jour de la présentation de Jésus au Temple. Son cœur
sera divisé entre le Fils qu'elle perdra lorsqu'il lui échappera, au Temple, à
l'âge de douze ans, lorsqu'il la quittera vers l'âge de trente ans, alors
qu'elle était sans doute déjà veuve, et finalement lorsqu'il sera crucifié. Ce cœur divisé est tout de suite re-soudé dans l'amour universel qu'elle partage avec son
fils.
On pourrait citer ici tous les
passages de l’Évangile où Jésus appelle à une séparation de la famille. : « Qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est
pas digne de moi ; qui aime son
fils ou sa fille plus que moi, n’est pas digne de moi. » (Mt. 10,37).
Ou encore sa réponse lorsqu’on lui dit que sa mère et ses frères veulent lui
parler : « Qui est ma mère et
qui sont mes frères ? » et montrant de la main ses disciples :
« Voici ma mère et mes frères ; quiconque fait la volonté de mon Père qui est
aux cieux, c’est lui mon frère, ma soeur, ma mère. » (Mt 12,46). De
même : « quiconque aura laissé
maisons, frères, soeurs, père, mère, enfants ou champs, à cause de mon nom,
recevra beaucup plus et, en partage, la vie
éternelle. » (Mt. 19,29).
Nous appartenons tous
à de nombreuses familles. Il y a tout
d’abord le cercle familial où nous sommes nés, composé de notre mère, notre
père, et éventuellement de nos frères et soeurs. Puis il y a la famille élargie, composée de
tous nos proches parents – comprenant oncles et tantes, cousins et cousines –
et représentant parfois plusieurs générations. Le groupe ethnique et la nation
à laquelle nous appartenons sont aussi de grandes familles. Une communauté monastique est également une
famille et la communauté de communautés qu’est un Ordre monastique est un autre
type de famille ; et nous parlons
de nos jours de la grande famille cistercienne regroupant plusieurs Ordres
juridiquement distinct. Finalement, et
par-dessus tout, il y a ce que Paul VI appelait la grande « famille des
nations » qu’est la communauté humaine.
Le message de l’Évangile est que
l’intensité de la communion au sein d’une famille est en étroite proportion
avec sa capacité à s’ouvrir aux autres.
Chaque fois qu’un groupe humain – que
ce soit un couple, une communauté ou une nation – se referme égoïstement sur
lui-même, les conflits internes deviennent ingérables et conduisent soit à
l’éclatement du groupe soit à l’exportation des conflits dans des querelles ou
des guerres avec les autres groupes ou nations. À l’opposé, chaque fois qu’un groupe humain est ouvert à la communion
avec les autres groupes et à l’engagement avec eux dans un projet commun, il
arrive facilement à gérer ses conflits internes.
C’est l’exemple que nous donne
l’Évangile de l’ « escapade » de Jésus au Temple, à l’âge de douze
ans. Marie le gronde :
« pourquoi nous as-tu fait cela ? ». Mais l’ouverture de Jésus aux affaires de son
Père céleste, au-delà du petit cercle familial est assumée par Marie qui médite
dans son coeur ces choses même si elle n’arrive pas encore à les comprendre. Non seulement l’harmonie au sein de la
famille de Nazareth est maintenue, mais elle est approfondie. Tout en étant devenu autonome, Jésus demeure
soumis. Il grandit à la fois en
autonomie et en soumission.
De nos jours certains gouvernements –
et non seulement en France – poussent de l’avant de nouvelles législations qui,
sous prétexte d’ouvrir le mariage « à tous », redéfinissent la notion
même de mariage, lui donnant en tout cas un sens autre qu’il a eu dans la
plupart des cultures depuis au moins quelques millénaires, et redéfinissent
donc le sens de la famille. Face à ces projets de nombreux groupes de pressions
se lèvent et se soulèvent. Ce qui
manque, de part et d’autre, c’est une réflexion sérieuse sur le sens et la
place de la famille dans un projet articulé de société. La petite allusion aux liens familiaux dans ce
bref chapitre de la Règle de saint Benoît pourrait donner lieu à une telle
réflexion.
Armand
Veilleux
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