9 décembre 2012 – Chapitre à la Communauté de Scourmont

 

Du rang dans la communauté (RB 63)

 

          Le chapitre 58 de la Règle parlait de la réception des frères en communauté, et les quatre chapitres suivants parlaient de diverses catégories spéciales de candidats. Dans le chapitre 63, qui conclut cette section, Benoît va parler du rang dans la communauté. En réalité ce chapitre est beaucoup plus riche que le titre ne le laisse voir.  Benoît n’y parle pas simplement du rang au sein de la communauté, mais d’une façon plus générale de la qualité des relations fraternelles. On pourrait dire que c’est un « Traité des bonnes manières monastiques ».

 

          Benoît reviendra sur cette question dans le chapitre 72, sur le « bon zèle » que doivent avoir les moines, où la dimension théologique apparaîtra encore plus clairement. Ici il assure la base humaine, pourrait-on dire. Un point commun à ces deux chapitres (63 et 72) c'est qu'on trouve dans l'un comme dans l'autre la petite phrase de Rom 12,10 : « Prévenez-vous d'égards les uns les autres », tiré d'un beau passage ou Paul invite les Romains à vivre dans des relations d'amour fraternel fort et sincère.

 

Tout groupe humain qui veut bien « fonctionner » (et donc ne pas être « dysfonctionnel », comme on dit aujourd'hui) doit se donner certaines structures, d'autant plus élaborées que le groupe est plus grand. La structure humaine fondamentale du groupe monastique, pour Benoît est l'ordre dans lequel on entre au monastère. Il y a au monastère des « seniores » et des « iuniores », des anciens et des plus jeunes. Donc, à part le plus ancien et le plus jeune, chacun est senior par rapport à certains de ses frères et junior par rapport à d’autres. Cet ordre est déterminé non pas par l'âge, la culture ou la classe sociale, mais tout simplement par le moment de l’entrée dans le monastère. Dans le cadre de la société romaine, une telle attitude était révolutionnaire ; mais il en était déjà ainsi dans le monachisme pachômien.

 

          Voici le premier verset de ce chapitre assez long :

 

Les moines garderont au monastère le rang que leur assignent le temps de leur entrée au monastère et ce que l’abbé aura décidé.

 

Benoît a déjà prévu ailleurs dans la Règle que l'abbé peut en certains cas, donner à quelqu'un un rang supérieur à celui correspondant à son entrée – ou éventuellement le ramener à un rang inférieur. Ici, il veut surtout rappeler à l'abbé qu'il ne peut le faire comme s'il avait un pouvoir arbitraire. Il ne doit pas perturber la communauté et surtout il doit se rappeler qu'il aura à rendre compte à Dieu de son administration.

 

L’abbé ne perturbera pas le troupeau qui lui a été confié.  Il ne prendra aucune disposition injuste, comme s’il jouissait d’un pouvoir arbitraire.  Il aura toujours présent à l’esprit qu’il devra rendre compte à Dieu de toutes ses décisions et de tous ses actes.

 

         

Cette préoccupation d'éviter toutes les dispositions arbitraires qui troubleraient la communauté revient souvent dans la Règle (11,13 ; 31,10 et 18 ; 32,3 ; 35,11 ; 47, 1 2 ; 53,22). Le principe est exprimé en 31,19, dans le chapitre sur le cellérier: « que nul ne soit troublé ni affligé dans la maison de Dieu ».

 

On peut noter au passage une petite expression qui indique bien la compréhension que Benoît a du rôle de l’abbé. Il dit que l’abbé ne doit pas troubler le troupeau qui lui a été confié « gregem sibi commissum ». L’abbé cénobitique n’est pas quelqu’un qui a réuni autour de lui un certain nombre de disciples, mais quelqu’un à qui une communauté a été « confiée » et à l’égard de laquelle il a une responsabilité pastorale pour un temps. Il n’est pas d’abord le père spirituel de chaque moine, comme l’était le rassembleur d’une communauté d’ermites au désert, ou un gourou.  Il est d’abord le père de la communauté comme telle. (Lorsqu’une communauté s’est créée autour d’une personne charismatique, le passage à la deuxième génération est souvent difficile.  C’est ce que vivent actuellement plusieurs communautés dites « nouvelles).

 

Que signifie ce rang dans la vie quotidienne concrète d’une communauté ? Benoît répond à cette question dans le verset 4 :

 

C’est donc selon le rang qu’il [= l’abbé] aura fixé ou qui leur revient que les frères se présenteront à la paix, à la communion, entonneront les psaumes, prendront place au chœur.

 

            Il s’agit donc de quelque chose qui a une importance d’abord dans la liturgie, mais pas uniquement. Notons l’expression « se présenter à la communion ». Il ne s’agit pas ici de la célébration de l’Eucharistie, dont Benoît parle ailleurs (RB 38,2 et RB 62,6), mais de la pratique, fréquente à l’époque, de la communion les jours où il n’y avait pas de célébration eucharistique. C’est une pratique à laquelle reviennent de nos jours plusieurs communautés de moniales qui n’ont pas d’aumônier.  Elles y reviennent en quelque sorte par la force des choses, mais cette pratique a un solide ancrage dans la tradition ancienne.

 

          Dans la suite du chapitre, c’est-à-dire les versets 10 à 17, Benoît donne des conseils pratiques sur les relations entre les frères. Ces relations doivent être fondées sur une attitude d'affection et de respect : « Les plus jeunes auront [donc] des égards pour leurs anciens, les anciens auront de l'affection pour les jeunes ». Benoît prévoit que les relations entre eux auront un caractère en quelque sorte « formel » (au sens anglais du mot ... ). On ne s'appellera pas par son petit nom. On se dira « père » ou « frère ».  On appellera les moines anciens « nonni ». Le mot « nonnus » utilisé en latin par les auteurs monastiques est d’origine égyptienne et non latine. On appellera l’abbé « domnus » (ce qui est devenu « dom » en français) non à cause de ses qualités personnelles, mais par respect pour le Christ dont il est le vicaire ou représentant dans la communauté. Benoît en profite d’ailleurs pour rappeler à l’abbé qu’il doit se montrer digne de tels égards.

 

          Les sensibilités sont différentes de nos jours. Dans beaucoup de  communautés, les personnes se tutoient et s'adressent par leur « petit nom », sans utiliser de titres. Cette évolution est certes légitime ; mais pour conserver une qualité   je dirais même une noblesse dans les relations d'un groupe d'hommes qui vivent constamment ensemble, certaines attitudes un peu « formelles » sont nécessaires.  

Autrement l'atmosphère peut facilement devenir celle d'un groupe de jeunes recrues à l'armée ou d'étudiants au collège.

 

          D’ailleurs beaucoup d’expressions de ce chapitre de la Règle invitent à une attitude de profond respect mutuel, qui implique à la fois courtoisie et affection. Et la citation de Romain 12,10 parle même de s’honorer mutuellement (caritatem fraternitatis invicem diligentes honore invicem praevenientes).

 

Le chapitre 72 traitera de cela plus en détail.

 

Les derniers versets du chapitre 63 sur l'attitude des « enfants » ou « adolescents » en communauté ne s'applique évidemment plus de nos jours.

 

 

Armand Veilleux

 


 

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