2 septembre 2012 – Chapitre à la Communauté de Scourmont

 

La profession monastique (RB 58, suite)

 

 

Nous avons déjà vu comment, selon RB58, lorsqu’un candidat se présente au monastère, on l’éprouve d’abord pour s’assurer du sérieux de son propos.  Ensuite, durant l’année de noviciat on lui lit trois fois la Règle et il est amené à bien prendre conscience de la nature de la forme de vie chrétienne qu’il désire entreprendre et il est invité à exprimer très clairement sa volonté de s’y engager d’une façon stable.  C’est alors qu’il est reçu dans la communauté au cours d’une célébration liturgique décrite par Benoît dans les versets suivants du même chapitre 58 (vv. 17sq).

 

La célébration se fait dans l’oratoire, que Benoît a déjà décrit comme un lieu où l’on ne fait rien d’autre que ce qu’indique son nom oratorium (RB52). Cette célébration est donc conçue par Benoît comme une forme de prière. 

 

Le rituel que décrit Benoît dans ces versets est l’explicitation de la mention antérieure (v. 14) : « il sera reçu dans la communauté ».  Il s’agit donc d’une action importante où aussi bien toute la communauté que le profès sont impliqués.  Dieu et ses saints sont pris à témoin.  La promesse est faite devant tous les frères (coram omnibus) et devant Dieu et ses saints (coram Deo et sanctis eius).  Si bien que s’il arrivait au moine d’agir à l’encontre de ce qu’il promet, cela reviendrait à se moquer de Dieu.  Ce que Benoît considère comme une moquerie de Dieu serait non seulement l’abandon de la vie monastique, mais toute infidélité à ses promesses.

 

Quelles sont ces promesses ?   Le moine promet sa stabilité ; il promet de vivre selon une nouvelle conversatio et enfin il promet l’obéissance.  De nouveau nous avons ici les trois éléments fondamentaux du cénobitisme bénédictin, tels que décrit dans le premier chapitre de la Règle  : la communauté, la règle et l’obéissance à un abbé. La stabilité est la « stabilité dans la communauté », mais elle est d’abord, dans une perspective johannique, le fait de « demeurer » dans le Christ. (« Si vous demeurez dans mon amour... dit Jésus). La conversion est le retour au père par la voie de l’obéissance, tel que mentionné au début du Prologue.

 

Cette démarche, qui est essentiellement spirituelle, acquiert au cours du rituel de profession, une dimension visible et sacramentelle.  La promesse est exprimée dans un document écrit que le moine rédige de sa propre main, ou qu’en tout cas il signe s’il est illettré,  Sont pris à témoin les saints dont les reliques sont en ce lieu ainsi que l’abbé de la communauté.  Ce document est déposé sur l’autel par le novice, qui s’offre ainsi lui-même avec le pain et le vin du sacrifice. Même si Benoît ne le dit pas explicitement, il semble bien que cette cérémonie a lieu au cours de la célébration liturgique. (Cela est encore plus explicite au chapitre suivant lorsque Benoît parle de l’offrande d’enfants en bas âge, dont la main est enveloppée dans la nappe de l’autel).

 

Conformément à la structure de tout sacrement – ou sacramental – qui comporte action et parole, ce geste est accompagné d’une formule que le novice chante trois fois et que la communauté reprend chaque fois : Reçois-moi, Seigneur, selon ta parole et je vivrai, et ne me déçois pas dans mon attente.  En s’unissant à cette pétition, la communauté tout entière (omnis congregatio) demande que le geste par lequel elle reçoit le candidat devienne le symbole et le sacrement de la réception par Dieu de l’offrande que fait de lui-même le novice. À noter que le verbe « suscipere » (recevoir) revient comme une leitmotiv dans ce chapitre – voir versets 14, 16, 17, 21).

 

Une communauté monastique est un groupe de frères qui se portent mutuellement dans leur recherche de Dieu et dans leur cheminement.  C’est pourquoi le novice après avoir chanté ce verset trois fois, se prosterne aux pieds de chacun des frères leur demandant de prier pour lui.  Et Benoît conclut alors : « À partir de ce jour il sera tenu pour membre de la communauté ». Dans le chapitre sur la réception des hôtes, la Règle prévoit qu’on se prosterne devant les hôtes pour honorer en eux le Christ.  De même, ici, lorsque le frère se prosterne devant chacun de ses frères, ce n’est pas simplement pour demander sa prière ; c’est tout d’abord pour reconnaître et honorer en chacun le Christ.

 

Ce rituel de profession est à la fois simple et grandiose.  Il est très concret et spirituel à la fois.  Il s’agit d’un engagement envers Dieu, mais exprimé visiblement dans un engagement envers la communauté.  L’acceptation par Dieu est exprimée sacramentellement par l’acceptation par la communauté.  La promesse est faite oralement, mais elle est aussi fixée dans un document écrit.  Ce document a une valeur juridique, mais il est placé sur l’autel avec l’offrande du sacrifice de la messe.  Tout est conforme à l’économie sacramentelle, faite de paroles et de gestes.

 

Un dernier élément de ce rituel est le changement de vêtements.  Avant cela le moine, s’il possédait quelque chose, a tout donné aux pauvres, ne se réservant rien pour lui-même, « puisqu’il sait n’avoir même plus pouvoir sur son corps ». Certains ont vu dans cette formule la mention du célibat. Benoît souligne plutôt le fait que le moine est désormais tout entier sous l’autorité de la Règle, de la communauté et de l’abbé, comme, dans la société de son temps, un serf était tout entier sous l’autorité de son maître, qui en était en quelque sorte le propriétaire. La mention du célibat est plutôt implicite dans la « conversatio morum », c’est-à-dire dans la forme même de vie monastique.

 

Dans l’oratoire même, et donc au cours de la même célébration que l’on vient de décrire, on ôtera au nouveau profès les effets personnels dont il est vêtu et on le revêtira des habits du monastère.  À la lumière de ce qui a déjà été expliqué dans le chapitre sur le vêtement des moines, il ne s’agit pas ici, pour Benoît, de remplacer un « vêtement séculier » par un « habit monastique ».  L’habit que l’on donnait au moine n’était sans doute pas différent dans sa forme et probablement aussi sa couleur, de celui que portait le nouveau moine avant sa profession.  Il s’agit plutôt de se laisser dépouiller de toute propriété privée pour dépendre entièrement de ce qui est fourni par la communauté.

 

Si jamais le moine venait à quitter le monastère, ce qu’à Dieu ne plaise, on lui redonnerait ses effets propres. Dans la ligne de ce que je viens de dire sur l’habit, la Règle ne dit pas que celui qui part est dépouillé « de l’habit monastique », comme disent la plupart des traductions.  Benoît dit simplement qu’on le dépouille « des choses du monastère » (rebus monasterii) et on lui redonne ses propres affaires. Dans le cas d’un départ, cependant, la cédule de profession, cependant, demeurerait au monastère, comme témoin de son engagement. Benoît a ici une phrase dure, ce qui ne lui est pas habituel.  Il dit que si quelqu’un cède à la tentation du démon qui lui suggère de quitter la communauté, après lui avoir enlevé les vêtements du monastère et lui avoir remis ses propres vêtements, on le « chassera ».  Le mot latin est « proiciatur » ! On essaie normalement, de nos jours, de faire en sorte qu’un tel départ, s’il doit se faire, soit moins traumatique.

 

Notons, en terminant, que dans tout ce chapitre on ne parle jamais de « consécration ».  L’expression « consécration monastique », qui est d’ailleurs aujourd’hui le nom officiel de l’engagement définitif, ou de la profession perpétuelle, nous vient de l’école de Maria Laach, en particulier de Dom Herwegen et de Dom Odo Casel, qui l’ont héritée de la tradition médiévale.

 

 

Armand VEILLEUX

 

 

 


 

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