15 juillet 2012 – Abbaye de Scourmont

Chapitre à la Communauté

 

Les artisans du monastère (RB 57)

 

          Avec le chapitre 57 de la Règle se termine une série de chapitres vaguement reliés l’un à l’autre par une sorte d’association d’idées et se rapportant tous d’une façon ou d’une autre aux relations des moines avec le monde extérieur. Commencera ensuite, avec le chapitre 58, une nouvelle série traitant de l’acceptation des candidats et de ce que nous appelons aujourd’hui la formation. 

 

          Ce chapitre 57 traite des artisans du monastère. On peut le diviser en deux parties. La première traite de l’attitude de l’artisan lui-même, la deuxième se rapporte à la vente des produits. Lisons d’abord la première partie :

 

S’il y a des artisans au monastère, ils exerceront leur métier en toute humilité, si l’abbé le permet.

Si l’un d’eux s’enorgueillit de son habileté dans son métier, sous prétexte qu’il apporte quelque chose au monastère,

il sera relevé de ce métier et ne s’en mêlera plus à moins que, revenu à l’humilité, il n’en reçoive à nouveau l’ordre de l’abbé.

 

          On peut noter en premier lieu le fait que Benoît apprécie que certains moines puissent avoir des talents particuliers dans le domaine du travail, et il désire que ces talents soient utilisés au service de la communauté.  Il y met cependant une condition absolue.  C’est que l’exercice de ce talent ne nuise en rien à l’option fondamentale qui consiste à ne rien préférer, absolument rien, au Christ (RB 72,11).  Pour lui la pureté du coeur et le détachement qu’elle implique passent avant toute satisfaction personnelle que le moine puisse trouver dans l’exercice de son talent, aussi bien qu’avant tout profit que la communauté peut en tirer.

 

          On retrouve la même attitude dans toute la tradition monastique primitive. Dans le cénobitisme pachômien en particulier on trouve, d’une part, une grande attention au travail fait avec soin et, d’autre part, un souci d’éviter tout orgueil et toute recherche de satisfaction égoïste. Dans la vie de saint Pachôme, on trouve l’histoire d’un moine qui avait fabriqué un nombre plus grand de nattes que celui qu’on lui avait demandé de faire, dans l’espoir de recevoir ces louanges.  Pachôme fit brûler tout son tas de nattes.

 

          Benoît dit : « S’il y a des artisans au monastère... ». Dans le contexte sociologique de son époque les frères arrivant au monastère avec une formation comme artisan ne devaient pas être nombreux. De nos jours, la situation est différente.  Même si ceux qui ont un vrai talent artistique sont encore une minorité, comme dans la société en général, à peu près tous arrivent avec des compétences dans divers domaines d’activité.  Le principe énoncé par Benoît demeure toujours valable. Pour quelqu’un qui a choisi de vivre en communauté, l’exercice de ses talents, de ses compétences et de ses connaissances doit être fait au service de la communauté.

 

          Il y a chez tout être humain le désir de « se réaliser », de s’épanouir.  Et ce désir est peut-être plus grand de nos jours que par le passé.  Mais il y a eu une évolution au cours du dernier siècle. Dans la génération de nos parents ou de nos grands-parents, il y avait en général un sens profond de responsabilité – d’abord à l’égard de la famille, puis de la société, puis de la communauté si l’on vivait en communauté. Dans les générations suivantes ce sens de responsabilité est souvent moins fort. On recherche souvent d’abord l’épanouissement individuel. Or l’expérience montre que ceux qui arrivent le mieux à s’épanouir personnellement dans l’exercice de leurs talents sont ceux qui sont tout entiers au service des autres. Lorsque, au contraire, la recherche est plus égoïste, le désir de se réaliser engendre souvent des conflits qui, paradoxalement, empêchent le véritable développement de la personne.

 

          Les plus belles réalisations, dans n’importe quel domaine, sont précisément celles de personnes toutes données à leur travail artistique ou artisanal d’une façon purement gratuite.  Dans l’histoire de l’art on fait souvent remarquer que les sculpteurs des grandes cathédrales et des grandes abbayes du Moyen Âge sculptaient des pierres qui ne seraient jamais visibles au niveau du sol avec le même soin que les figures de la façade. La grande tradition bénédictine et cistercienne a toujours impliqué un culte de la beauté et du travail bien fait. (Chez nous, au niveau de ce que nous appelons le « groupe Chimay », c’est-à-dire l’ensemble des sociétés reliés à la Fondation Chimay-Wartoise, nous insistons toujours sur le fait que notre « marque de commerce » doit être la qualité : celle du produit, mais aussi celle des méthodes de production, des conditions de travail et des relations personnelles).

 

          Dans la deuxième partie du chapitre, Benoît parle de la commercialisation des produits de cet artisanat dont il vient de parler.  Je cite :

 

S’il faut vendre quelques produits de cet artisanat, ceux par les mains de qui ces produits devront passer veilleront à ne commettre aucune fraude.

Ils se souviendront toujours d’Ananie et de Saphire, et redouteront de subir dans leur âme, eux et tous ceux qui trafiqueraient des biens du monastère, le châtiment que ceux-là ont enduré dans leur corps.

Que le mal de l’avarice ne s’insinue pas à l’occasion des prix.  On cèdera toujours à un prix plus bas que les séculiers,

afin qu’en toutes choses Dieu soit glorifié.

 

          Dans ces versets, il y a tout d’abord l’invitation à éviter toute fraude. Dans le contexte moderne cela doit se traduire par une invitation à respecter toute la législation du monde du travail et du commerce.  Mais l’exemple d’Ananie et de Saphire, tiré du livre de Actes des Apôtres, fait penser que Benoît pense ici à autre chose. Il met en garde tous les frères qui ont à s’occuper de la commercialisation des produits de la communauté d’en profiter pour garder certaines choses pour eux personnellement.  C’est là une préoccupation qu’on trouve dans toute la grande tradition cénobitique depuis Pachôme : l’importance de ne pas profiter d’une responsabilité ou d’un travail en communauté pour se procurer des choses ou des privilèges que l’ensemble de la communauté n’a pas. Cela vaut pour les supérieurs, mais aussi pour quiconque a une responsabilité dans la communauté.

 

          Et finalement Benoît met en garde contre toute tentation d’avarice.  Il est bien connu que, tout au long de la tradition monastique, le danger de s’enrichir collectivement guette ceux qui ont choisi la pauvreté individuelle.  Si l’on travaille avec soin et de façon consciencieuse, et que l’on a des besoins personnels sobres et limités au stricte nécessaire, les résultats matériels ne peuvent être que positifs. (On explique de la même façon que les origines puritaines de la culture américaine ne sont pas étrangères au développement de l’économie américaine durant les premiers siècles de son histoire). C’est ainsi qu’on explique qu’alors que les premiers cisterciens avaient un souci très vif de la pauvreté et voulaient vivre de leur travail et non pas de rentes, ils le firent si bien qu’après une génération ou deux les abbayes cisterciennes étaient souvent caractérisées par un développement matériel exemplaire.  Les moines doivent alors se souvenir que ces biens qui leur adviennent ne leur appartiennent pas, mais qu’ils en ont simplement la gestion au service des pauvres.

 

          L’histoire du monachisme primitif, malgré une différence énorme de contexte culturel par rapport à notre situation moderne, montre que l’exercice d’un travail productif de qualité servant à gagner sa vie et dont tout le surplus du produit est consacré au soin des nécessiteux est une forme de pauvreté tout aussi légitime que celle consistant à ne rien posséder et à quêter pour sa subsistance.

 

          À cet égard, le dernier verset de ce chapitre est très éloquent :

 

          « Qu’en toutes choses Dieu soit glorifié ».  Pour Benoît, il est important que Dieu soit glorifié par l’Opus Dei, par la prière privée, par la qualité de la vie spirituelle des moines, mais aussi par le travail et même par la commercialisation des fruits du travail. Tous les aspects de la vie du moine forment une unité, et il est important que ce soit par cet ensemble unifié que Dieu soit glorifié.

 

 

Armand VEILLEUX

 

 


 

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