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3 juin
2012 – Dimanche de la Trinité
Abbaye de
Scourmont
Recevoir des dons (RB
54)
Même si les deux premiers dimanches
après la Pentecôte sont des solennités particulières – aujourd’hui celle de la
Trinité, dimanche prochain celle du Saint Sacrement – nous sommes entrés depuis
le lundi après la Pentecôte dans le Temps Ordinaire. Je reviens donc à mon commentaire de la
Règle, laissant pour l’homélie les réflexions sur le mystère du jour.
Le chapitre 54 de la Règle de saint
Benoît est l’un de ceux que l’on a facilement la tentation de laisser de côté
dans un commentaire suivi de la Règle. Il s’intitule « Le moine peut-il recevoir lettres ou
cadeaux ? ». Grattons un peu la surface du texte pour voir quelles
sont les valeurs monastiques qui sont ici en cause pour saint Benoît.
L’essentiel est dit dans la première phrase :
Il est tout à fait interdit à un moine, sauf autorisation
de l’abbé, d’accepter, ni de ses parents ni de quiconque, pas même d’un autre
moine, lettres, cadeaux ou petits présents quelconques, ni d’en donner.
Le reste du texte prévoit ce qu’on
doit faire d’un présent qui, de toute façon nous est arrivé, et comment le
destinataire désigné par l’abbé peut être quelqu’un d’autre que celui à qui il
a été destiné par les donataires.
Même si le contenu de ce chapitre ne
se trouve pas dans la Règle du Maître, il reste que ces prescriptions sont
communes à toute la tradition monastique antérieure à saint Benoît. Il s’agit d’une application particulière de
deux principes fondamentaux de la vie monastique : la solitude (appelée
traditionnellement « séparation du monde ») et la renonciation à
toute propriété privée.
Il n’est pas nécessaire d’être grand
psychologue pour savoir que le fait de donner n’est pas toujours altruiste. Il
y a un plaisir à donner et ce plaisir est sain en lui-même. Mais on peut en arriver subtilement et
facilement à donner simplement pour se faire plaisir à soi-même ou pour exercer
un subtil pouvoir sur les autres. D’autre part, dans le fait de recevoir, on se
met dans une situation de dépendance par rapport à la personne de qui on attend
ou de qui on reçoit le don. Ces
interactions humaines ont des significations différentes selon la vocation et
la situation propre de chaque personne. Le don fait par un homme a son épouse n’a pas
la même signification que le même don qu’il ferait à une collègue de travail ou
à sa secrétaire. Le don fait à un pauvre dans la rue n’a pas le même sens que
celui fait à un copain qui n’en a nullement besoin.
Même si cela peut paraître étrange à
certains, les prescriptions de la tradition monastique en ce domaine sont des
exigences du choix fondamental de la vie ascétique ou monastique : celui
du célibat.
On discute toujours dans l’Église – et
sans doute avec raison – de l’opportunité ou non de maintenir le célibat comme l’une
des conditions pour l’exercice du sacerdoce ministériel. Mais pour le moine cette question ne se pose
–évidemment pas, le célibat pour le Royaume étant l’élément premier et le plus
fondamental du choix de la vie monastique. Pour nous, ce n’est pas une
« condition acceptée » ; c’est un choix. C’est le choix libre d’une forme de vie ayant
pour but de nous permettre d’acquérir une forme de liberté dans notre relation
à Dieu et aux autres. Vous vous souvenez
sans doute de cette belle scène dans le film Des hommes et des dieux, où une jeune fille demande au vieux frère
Luc s’il a déjà été amoureux. Il répond
que oui, même plusieurs fois, mais qu’il y a eu ensuite un autre amour, plus
grand – et que cet amour durait depuis soixante ans. C’est cet amour du Christ qui a permis à
frère Luc de servir si généreusement tous ceux qui faisaient appel à son
service, et de redonner tout ce qu’on lui donnait.
Il y a un échange de dons qui est tout
à fait normal et beau dans la vie sociale ordinaire et qui n’a plus la même
place dans la vie de personnes qui ont tout laissé pour s’efforcer de suivre le
Christ.
Dans le contexte d’une vie monastique
cénobitique, ce détachement de tout, impliqué par le célibat, se vit dans le
contexte d’une vie communautaire, où toutes les propriétés matérielles sont
mises en commun. Benoît insiste constamment dans sa Règle sur les exigences de
cette vie commune et parle ailleurs du « vice très détestable » de la
propriété privée. Le renoncement à la propriété privée est une conséquence
normale et directe du choix du célibat comme état de vie.
Lorsque Benoît dit que si un moine
reçoit un cadeau de ses parents il ne pourra pas en disposer sans la permission
de l’abbé et que ce dernier pourra bien attribuer cet objet à quelqu’un d’autre
de la communauté qui peut en avoir davantage besoin, il ne faut pas y avoir un
pouvoir excessif donné à l’abbé. Il faut
y avoir la conséquence normale de la profession monastique. J’ai renoncé à
toute propriété privée et tout ce dont j’ai besoin, soit pour ma vie
personnelle, soit pour l’exercice de mes responsabilités au sein de la
communauté, je le reçois de celle-ci. Et une personne, qu’on appelle l’abbé, a
la charge de voir à ce que chacun reçoive ce dont il a besoin et maintienne
aussi sa liberté du cœur.
Vers la fin de ce petit chapitre,
Benoît dit que si un frère a reçu un don et que l’abbé a désigné un autre
destinataire que lui pour ce don, le frère ne doit pas s’en attrister. Ce mot
« attrister » revient à diverses reprises dans la Règle. Le moine vient au monastère pour être
heureux. Chacun doit donc éviter soigneusement d’attrister les autres ;
mais chacun doit aussi éviter les comportements égoïstes ou enfantins par
lesquels il s’attristerait lui-même.
À chacun de nous de voir comment vivre
ces exigences dans notre vie de tous les jours. L’enseignement de Benoît nous donne le fondement spirituel de ce
discernement.
Armand
VEILLEUX
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