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Abbaye de Scourmont
Chapitre du 15 avril 2012
La joie du
désir spirituel (RB 49)
En reprenant mon commentaire de la
Règle de saint Benoît, après l’avoir délaissé pour quelques semaines durant
lesquelles la liturgie nous offrait d’autres préoccupations, je m’aperçois que
le chapitre que je dois commenter aujourd’hui, en suivant l’ordre de la Règle,
est celui sur l’observance du carême. Or le jour octave de la solennité de
Pâques n’est vraiment pas le moment le plus adapté pour parler du carême. J’ai donc pensé ne pas commenter ce chapitre,
d’autant plus que je l’avais commenté l’an dernier, en plus de mon commentaire
suivi de la Règle d’il y a dix ans…
Et puis, j’ai pensé que nous pourrions
quand même nous arrêter à une petite phrase de ce chapitre : celle où
Benoît parle d’attendre la sainte Pâque dans
la joie du désir spirituel. Nous avons là, réunis, trois thèmes très
importants de la Règle de Benoît : la joie, le désir et l’Esprit.
Il avait déjà été question du désir
spirituel au chapitre 4, sur les instruments
des bonnes œuvres. Ce chapitre 4 commence par une première
exhortation qui donne son sens à la longue liste de "prescriptions"
qui suit: "D'abord
aimer le Seigneur Dieu de tout son coeur, de toute
son âme et de toutes ses forces" (v. 1). Ce langage de l'amour scande en quelque sorte
tout le chapitre. Il ne faut, bien sûr
"rien préférer à l'amour du Christ" (v. 21) et pour cela il faut non
seulement s'aimer mutuellement entre frères ("vénérer les anciens" et
"aimer les jeunes" : v. 70 et 71), mais il faut même "aimer ses
ennemis" (v. 31). Il faut aussi
aimer les pratiques qui nous rapprochent de Dieu: "aimer le jeûne"
(v. 13) et "aimer la chasteté" (v. 64).
Cependant, ce Dieu qu'on doit aimer de
tout son coeur, de toute son âme et de toutes ses
forces, on ne le possède pas encore. On
ne peut que le désirer, d'un désir qui est une tension de tout l'être
vers l'objet aimé. C'est pourquoi le
verset qui constitue en quelque sorte le sommet de ce chapitre est le verset 46
: vitam aeternam omni concupiscentia spiritali desiderare –
"Désirer la vie éternelle d'une ardeur toute spirituelle".
C’est la même notion de désir dont il est question dans le
chapitre sur l’observance du carême. Pour Benoît le carême ne doit rien
apporter de neuf si ce n'est une intensification de tous les éléments
constitutifs de la vie chrétienne et monastique, de sorte que le moine puisse
aspirer vers Pâques avec "toute la
joie du désir spirituel".
Le désir de Dieu est déjà, de sa
nature même, une union à Dieu, et donc une prière. Le désir est en effet pure ouverture à
l'autre, pleine réceptivité. Il y a une
grande différence entre "besoin" et "désir". Un besoin est une tension vers un bien qui
nous est nécessaire pour notre croissance ou notre bien-être. C'est la tension vers un bien que nous
pouvons en général saisir, accaparer, faire nôtre et transformer en
nous-mêmes. Prenons l'exemple de la
faim. Elle est la tension vers la nourriture. Lorsque je prends de la nourriture et la
consomme, je la fais mienne; elle devient partie de moi-même. Je la détruis et elle détruit ma faim. Après quoi, la tension – le besoin – n'existe
plus. Dieu nous a créés avec beaucoup de
besoins (c'est une des beautés de notre être créé), et aussi avec la capacité –
et la responsabilité – de répondre à ces besoins que, pour la plupart, nous
avons en commun avec le reste de la création.
Mais en tant qu'êtres humains, créés à
l'image de Dieu, et appelés à participer à sa nature divine, nous avons quelque
chose de plus. Même si un jour nous
arrivions à satisfaire absolument tous nos besoins, nous aurions encore cette
tension vers quelque chose de plus, vers un surplus d'être que nous ne pouvons
que recevoir comme pur don. C'est en
nous l'espace du désir, qui est pure ouverture, pure réceptivité. C'est l'ouverture des mains pour recevoir le
don. Et parce que ce désir est toujours
l'attente d'un pur don, il est de par sa nature l'ouverture à une relation
personnelle avec le donneur de ce don.
Si nous sommes attentifs à cette distinction
entre "besoin" et "désir", nous pouvons dire que nous
n'avons pas besoin de Dieu, car Dieu ne peut jamais être l'objet (même pas
l'Objet avec un grand "O") de nos besoins. Nous ne pouvons pas saisir Dieu, nous ne
pouvons pas le faire nôtre et le transformer en nous-mêmes. Il peut cependant – et Il doit – être l'Objet
de notre désir. Nous ne pouvons même pas naître à la vraie
vie sans ce désir.
Je suis convaincu que c'est de ce
désir dont parle saint Paul dans le chapitre 8 de la Lettre aux Romains,
lorsqu'il mentionne le gémissement de l'Esprit en nous, semblable aux
gémissements d'une femme en travail. Ce
gémissement de l'Esprit en nous est notre aspiration à la pleine croissance de
la semence de vie divine mise en nous le jour de la création, la pleine
réalisation de l'image de Dieu en nous, notre pleine transformation à l'image
du Christ. Ce n'est pas là quelque chose
que nous pouvons réaliser par nos propres moyens, ce n'est pas un besoin que
nous pouvons satisfaire; c'est un don
purement gratuit vers lequel nous pouvons et devons tendre, comme dit Benoît
avec une ardeur spirituelle, c'est-à-dire avec l'ardeur de l'Esprit de Dieu en
nous.
Lorsque nous faisons nôtre ce
gémissement spirituel qui nous habite, lorsque nous faisons jaillir au niveau
de notre conscience ce désir de la plénitude de vie divine qui nous habite de
par même notre création à l'image de Dieu, notre gémissement se transforme en
cri, proféré à la fois par notre propre coeur et par
l'Esprit Saint: "Abba, Père".
L'expérience de Dieu ici-bas n'est
jamais immédiate. La reconnaissance de
l'Autre requiert un dialogue, et tout d'abord la conscience de Son désir à Lui
et la réponse à ce désir. Avant de
désirer Dieu nous devons faire l'expérience d'être désirés par Lui.
Le mouvement psychologique de la foi
dans l'expérience proprement chrétienne est une synthèse de la perception d'une réalité objective – souvent une
réalité dure et difficile – d'une part
et, d'autre part, sa signification comme manifestation d'un désir de Dieu. La prière, dès qu'elle est une expérience
authentiquement chrétienne, implique toujours une activité – ou en tout cas une
attitude – de discernement. Tout peut
entrer dans la prière chrétienne : l'amitié et l'amour, le désir, le doute, le
travail, la vie et la mort. Il n'y a
rien qui ne puisse être mis en relation avec la Parole de Dieu révélée en
Jésus-Christ. Rien qui ne puisse, dans
la prière, être une occasion de confronter nos "désirs" multiples
avec l'autre dimension du désir – le désir de l'Autre.
Cette prière de discernement est si
importante dans l'expérience chrétienne de prière – privée ou publique, que ce serait un appauvrissement que de
vouloir réduire le discernement à une simple obéissance passive et la mystique
à une contemplation désincarnée qui ne serait pas centrée sur la connaissance
du Verbe incarné.
Déjà dans l'Ancien Testament, ce qui
fait la beauté et la richesse de la prière des psaumes, c'est qu'elle est celle
de priants qui n'hésitent pas à exprimer tous les désirs de leurs coeurs – même
parfois ceux qui ne nous semblent guère acceptables, afin de les confronter à
la volonté de leur Dieu.
Quand Benoît dit que toute la vie du
moine doit être conforme à l’observance du carême il implique que toute sa vie
doit être animée de cette attente de la Pâque, dans la joie du désir
spirituel. Ce qui fait que la
résurrection du Christ est vraiment au cœur de sa spiritualité, même si ni le
mot « résurrection » (resurrectio), ni le verbe « ressusciter » (resurgere)
n’apparaissent dans sa Règle.
Armand VEILLEUX
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