Chapitre du18 mars 2012

Abbaye de Scourmont

 

RB 48 – Du travail manuel quotidien

 

          Le chapitre 48 de la Règle de saint Benoît est l’un des chapitres-clés de la Règle. Non seulement c’est un chapitre assez long, mais il traite d’un aspect central de la vie monastique  : l’équilibre entre les diverses activités du moine : le travail, la lecture de la Parole de Dieu et la prière commune.

 

          Il ne faut pas oublier que la vie du moine doit être habitée par une prière continuelle.  Cette prière doit toutefois s’incarner dans diverses activités.  Nous avons probablement été trop influencés par une certaine mentalité des derniers siècles qui tend à croire qu’on est contemplatif lorsqu’on ne travaille pas, et qu’on doit donc garder le plus grand nombre d’heures chaque jour libres de tout travail afin de pouvoir être plus contemplatifs. La Règle, aussi bien que l’Évangile, parle constamment des choses à « faire ». Encore, dans l’Évangile de ce matin (4ème dimanche de carême « B ») : « celui qui agit selon la vérité vient à la lumière, afin que ses œuvres soient reconnues comme des œuvres de Dieu ».

 

          Le premier verset de ce chapitre donne bien le ton :

 

L’oisiveté est ennemie de l’âme.  C’est pourquoi, à certaines heures, les frères doivent s’occuper au travail des mains, à certaines autres à la lecture des choses divines.

 

          Dans tout le reste du chapitre, Benoît établit comment ces deux activités s’articulent avec les diverses heures de l’Office divin, selon les saisons de l’année, avec deux grandes périodes, l’hiver et l’été, selon que les jours sont plus longs ou plus courts. Lorsque nous parlons d’heures, de nos jours, nous pensons évidemment à des heures qui sont toujours des heures de 60 minutes. À l’époque de Benoît, la nuit était divisée en 12 heures et le jour également en 12 heures ; mais, selon les périodes de l’année la longueur des heures soit du jour, soit de la nuit, pouvaient varier de 45 à 75 minutes, la première heure du jour commençant avec le lever du soleil.

 

          Le titre de ce chapitre de la Règle est « Du travail manuel quotidien ».  Même si les titres des chapitres ne sont pas de Benoît lui-même, ce titre est bien choisi. Dans ce chapitre on peut tout aussi bien dire que la journée du moine s’articule autour des périodes de travail que dire qu’elle s’articule autour des moments de prière commune ou encore autour des temps laissés libres pour la lecture de la parole de Dieu.

 

          Il faut remettre dans son contexte historique et social l’expression « travail manuel ». Dans la société romaine ancienne, le travail manuel était réservé aux esclaves ou en tout cas à ceux qui n’étaient pas de la noblesse.  Il était impensable qu’un noble travaille.  Ce n’est donc pas par hasard que Benoît, qui insiste tellement sur le fait que tous les rangs disparaissent lorsqu’on entre au monastère, où il n’y a plus que le rang de l’ancienneté, souligne que les moines, quelque soient le rang qu’ils avaient dans le monde, doivent vaquer aux travaux les plus humbles. À son époque, il n’était guère normal de travailler dans les champs, même pour les moines, si l’on n’était pas un paysan, et il dit donc que si la pauvreté du monastère oblige les moines à faire ce travail, ils ne doivent pas s’en plaindre.  Au contraire ils doivent être heureux d’imiter ainsi Jésus et les apôtres.  Jésus était connu comme le fils du charpentier, les apôtres étaient pour la plupart des pêcheurs, et Paul se fait une gloire de son métier de fabricant de tentes.

 

          De nos jours, il y a un certain romantisme dans le fait de considérer que le travail proprement « monastique » est le travail manuel et de préférence le travail des champs.  En réalité, de nos jours comme du temps de saint Benoît, mais encore plus, il y a de nombreuses formes de travail. À côté du travail manuel, il y a le travail intellectuel, et aussi diverses formes de gestion et d’administration, ou divers services qui sont autant de formes aussi valables l’une que l’autre de travail, qui peuvent être aussi « monastiques » l’une que l’autre si elles sont exercées par un moine.

 

          Le travail est quelque chose de très noble parce qu’il est – toute forme de travail – une participation à l’activité créatrice de Dieu. Il n’est pas une conséquence du péché. Ce qui, selon la Genèse, est une conséquence du péché est le fait que le travail soit devenu quelque chose de pénible. Avant le péché il devait être une source de joie, puisqu’il était une forme d’union à Dieu, ce qu’il doit toujours redevenir.

 

          Dans ce chapitre Benoît, qui a longuement parlé de l’Office Divin dans les chapitres précédents, ne mentionne les diverses heures de la prière commune que pour montrer comment elles s’articulent avec la lecture et le travail dans l’organisation de la journée. Au sujet de la lecture, il n’élabore pas de grandes théories, mais les expressions qu’il utilise à son sujet révèlent assez bien comment il la conçoit.  Tout d’abord il utilise ici – et c’est l’unique fois dans la Règle – l’expression lectio divina. De nos jours, on emploie cette expression lectio divina à toute les sauces, si bien que cette belle expression est en train de perdre son sens.  Pour Benoît, le mot « lectio » avait le sens qu’il avait dans le latin chrétien ancien. Il désignait l’objet de la lecture et non pas l’action de lire. Et donc l’expression latine « vacare lectioni divina » ne signifie pas en premier lieu « faire sa lecture », ou « faire sa lectio » (comme on dit aujourd’hui, transformant la lectio en une observance et, pour autant, la déformant), mais bien « vaquer à la Parole de Dieu », c’est-à-dire se concentrer sur cette parole, l’écouter, se laisser former par elle.

 

          Le mot latin « vacare » revient tout au long de ce chapitre. « Vacare lectioni » revient cinq fois (48, 4.10.13.17.22). Vacare veut dire se libérer, se rendre libre, pour être présent à quelque chose ou à quelqu’un. Benoît parle aussi de « vaquer à la prière », c’est-à-dire se rendre libre pour la rencontre avec Dieu.

 

          Un autre mot qui revient dans ce chapitre est celui de meditare, qui signifie apprendre, se laisser enseigner – tout autre chose que ce que nous désignons actuellement par le mot « méditation ».

 

          Le mot « lire » (legere) revient aussi.  Ce mot désigne plus l’activité par laquelle on apprend, on mémorise la parole de Dieu que le fait de « vaquer à la lectio divina ».  On peut faire le lien avec Pachôme qui exigeait que, avant même d’entrer en communauté, on ait appris à lire, si on ne savait déjà, afin d’apprendre par cœur une partie importante de l’Écriture. De même, Benoît prévoit aussi du temps où l’on apprend les psaumes après les Vigiles.  Cette lecture des psaumes, dans le but de les apprendre par cœur n’est pas ce qu’il appelle lectioni vacare.  Cette dernière « activité » consiste à prendre du temps pour se laisser transformer par la Parole, soit celle qu’on entend à l’Office, soit celle qu’on répète de mémoire, soit celle que Dieu prononce au fond de chacun de nos cœurs.

 

Armand VEILLEUX

 


 

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