Chapitre du 30 octobre 2011

 

De la mesure dans la nourriture (RB 39)

 

          Saint Benoît, dans sa Règle, n’a pas de chapitre particulier sur le jeûne et il n’élabore aucune grande théorie à ce sujet. Il a tout simplement des observations pratiques concernant l’usage de la nourriture et l’heure des repas. Le dernier chapitre de la Règle que j’ai commenté, dimanche dernier, parlait de lecture durant les repas ; cela amène Benoît, par une sorte d’enchaînement d’idées, à parler dans les trois chapitres suivants de la mesure dans la nourriture (RB 39), de la mesure dans l’usage de la boisson (RB 40) et de l’heure des repas (RB 41). Déjà les titres sont significatifs. On sait que ces titres ne sont pas de Benoît lui-même, mais en tout cas ils correspondent bien au contenu des chapitres. Le titre du chapitre 39 est : De mensura cibus – de la mesure dans la nourriture.  Sans doute qu’ici le mot « mesure » a une signification très concrète. Il s’agit de mesurer physiquement la livre de pain et la quantité des plats à servir. Mais derrière cette mensuration concrète et matérielle il y a une notion plus fondamentale.  Il faut tout faire « avec mesure » dit Benoît, plus d’une fois.  Et cette notion de mesure est assez proche de celle de discretio, cette « discrétion » qui est une si belle caractéristique de Benoît et de sa Règle.

 

          Contrairement aux quelques chapitres précédents, qui commençaient par un grand principe appuyé de citations de l’Écriture avant d’énoncer des conséquences pratiques de ce principe, Benoît commence ce chapitre directement par des règles pratiques. Il estime que pour le repas quotidien suffisent deux plats cuits. Ainsi, explique-t-il, si quelqu’un ne peut manger d’un de ces plats il devrait normalement pouvoir manger de l’autre. Mais il n’exclut aucunement que l’on mange des deux.  Cela, dit-il, doit suffire à tous les frères.

 

          Dans plusieurs chapitres de la Règle il y a un mot qui sert de leitmotiv. Ici, c’est le mot « suffire ». En ce mot Benoît résume, on pourrait dire, tout l’enseignement de la tradition antérieure. L’homme a besoin de manger pour vivre ; et il mange pour satisfaire ce besoin. Une certaine quantité de nourriture suffit à nourrir la vie et à conserver la santé. Tout ce qui est ajouté à ce qui suffit est, soit un excès ou la simple satisfaction d’un plaisir.  Il n’est évidemment pas exclu de prendre plaisir à manger une bonne nourriture. Le plaisir est sain en lui-même. Mais lorsque le but de manger n’est plus de satisfaire un besoin mais simplement de prendre plaisir, la « mesure » a été dépassée.

 

          L’abstinence volontaire de certains aliments, spécialement à certaines périodes de l’année est aussi vieille que le christianisme.  Déjà les philosophes de l’époque préchrétienne avaient découvert que la tempérance et parfois l’abstinence de certaines nourritures, en particulier de la viande, concourait à maintenir un équilibre général de la personne, qui, à son tour, permettait de ne pas être dominé par les passions -- sexuelles ou autres -- et gardait l’esprit plus libre pour la contemplation de la vérité.  À ces motifs s’ajoutèrent chez les premiers Chrétiens, le souci d’éviter les nourritures rares et chères, afin d’avoir plus à partager avec les pauvres.  Benoît n’ignore certainement pas cela ; mais sa notion de s’en tenir à ce qui suffit dit tout.  En tout cas Benoît est loin de l’attitude de certains ascètes des premiers siècles qui voyaient dans une abstinence aussi radicale que possible un exercice ascétique ayant pour but de dompter la nature.

 

          Benoît parle donc de deux plats cuits – deux plats par table, dit-il -- sans doute parce que les frères étaient répartis par tables d’une dizaine de moines.  Il dit qu’on peut ajouter un troisième plat composé de fruits ou de légumes verts, s’il y en a.  Il fait évidemment allusion aux fruits et aux légumes saisonniers.  Il y a, en cela, une forme de communion avec les saisons de la nature. On a perdu cette harmonie avec les saisons, lorsqu’on peut maintenant, à toute saison de l’année, manger de tous les fruits et les légumes possibles en les important. Ainsi on peut manger des oranges et des bananes toute l’année – ou d’autres fruits exotiques -- même dans les pays où l’on en cultive pas. C’est sans doute une forme de luxe.

 

          Il parle ensuite du pain, qui était en Italie comme dans tous les pays méditerranéens, la nourriture de base.  Là, il prévoit une mesure précise : une livre. On peut laisser à ceux qui s’intéressent à ces calculs le soin de déterminer combien de grammes il y avait dans cette livre. Le texte nous laisse voir que c’est le cellérier qui mesurait cette livre de pain.  Il devait donner une livre entière à chacun, les jours où il n’y avait qu’un repas, et en garder le tiers pour le soir, les jours où il y avait deux repas.  Ici revient encore la notion de suffisance : « une livre de pain suffira à chaque jour ».

 

          J’aurais dû mentionner dès de début que le chapitre commence par les mots : « Sufficere credimus » : « Nous estimons qu’il suffit ». Benoît ne présente donc pas ces directives comme des règles absolues ayant une autorité scripturaire ou autre, mais il les présente plutôt, très humblement, comme une appréciation personnelle : « Nous estimons que... ».

 

          Toute cette approche de s’en tenir à ce qui suffit a un arrière-fond biblique. On le trouve dans le chapitre 16 de l’Exode.  On y voit comment les Hébreux se révoltent contre les difficultés du désert et qu’ils sont nostalgiques du temps où, en Égypte, ils étaient assis près du chaudron de viande et mangeaient du pain tout leur soûl. Dieu leur apprend, à travers le don de la manne, à ne compter que sur lui, mais aussi à s’en tenir à ce qu’il suffit pour chaque jour. S’ils amassent de la manne pour le lendemain – sauf pour le sabbat -- elle ne se conserve pas.

 

          Le chapitre de la Règle continue avec quelques remarques pratiques.  Lorsque le travail est plus pénible, on pourra ajouter quelque chose, mais même alors il faudra éviter tout excès, et surtout éviter de se laisser surprendre par l’indigestion qui est conçue comme étant normalement le résultat d’un excès.  Et il est curieux qu’on trouve ici la seule citation biblique de tout le chapitre : « Prenez garde que l’excès n’accable votre coeur » (Luc 21, 34) -- une parole de Jésus invitant à la vigilance dans l’attente du Règne de Dieu.

 

          Une autre règle de mesure, tout à fait logique : la mesure ne sera pas la même pour les enfants en bas âge.

 

          Et le chapitre se termine par la mention, sans aucune explication théologique ou spirituelle : On ne mangera jamais de viande de quadrupède.  Il semble que pour Benoît le régime végétarien est une tradition qu’il prend pour acquise et qu’il ne voit aucune raison de l’expliquer ou de la justifier.  Ce n’est d’ailleurs pas un absolu, puisqu’il ajoute aussitôt que cette règle ne s’applique pas aux malades très affaiblis.

 

          En somme nous avons encore ici un exemple de la sagesse et de la discrétion de Benoît.  Or cette notion de « mesure » fait appel à la responsabilité personnelle de chacun. Il est beaucoup plus exigeant pour chacun de nous de mesurer ce qui nous suffit que ce le serait de recevoir chacun une même quantité de nourriture établie arbitrairement pour tous.

 


 

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