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Chapitre – Scourmont, le 23 octobre 2011
Lecture à la table
(RB 38)
[On ne peut évidemment pas commencer
un commentaire de la Règle de saint Benoît sans rappeler la figure de Dom
Adalbert de Vogüé, qui s’est éteint il y a quelques jours. Il était sans doute le meilleur connaisseur
de la Règle et de toute la littérature monastique contemporaine et antérieure.]
Le
chapitre 38 de la Règle, sur les lecteurs de semaine, au repas de la
communauté, fait en quelque sorte suite au chapitre 35, qui parlait des
semainiers de la cuisine. Les deux
chapitres (35 et 38) ont beaucoup en commun, en particulier la notion de
service, et le fait que ce service est pour une semaine à la fois, et qu’il
commence dans les deux cas par une sorte liturgie domestique. Par ailleurs, les deux chapitres
intermédiaires (36 et 37), qui parlent du soin des malades ainsi que des
vieillards et des enfants, ont aussi la notion de service comme élément central.
Étant donné que la lecture qu’on
faisait durant les repas du temps de Benoît était essentiellement la lecture de
l’Écriture, ce chapitre a plusieurs éléments communs avec ceux où la Règle parle
de la lecture de la Parole de Dieu, aussi bien en privé que durant l’Opus Dei. Il y a aussi des points de contact avec le
chapitre sur le silence.
Selon Cassien, la coutume de lire
durant les repas aurait commencé dans les monastères de la tradition
basilienne, en Cappadoce, alors que les moines égyptiens mangeaient dans un
silence absolu. Pour Cassien, il s’agit
d’abord d’un moyen d’éviter les paroles oiseuses ou même les conflits au cours
des repas. Le but de la lecture est donc de préserver le silence. Plus tard,
dans la tradition augustinienne et chez Césaire d’Arles, on donne à cette
coutume une dimension spirituelle, considérant qu’il faut nourrir l’esprit par
la Parole de Dieu en même temps qu’on nourrit le corps par la nourriture
matérielle. En général les commentaires
de la Règle de saint Benoît ont compris ainsi le sens de la lecture, même si
Benoît lui-même n’explicite pas le sens de cette lecture, qu’il rattache, en
fait, au silence, qui doit être absolu durant le repas.
Le point important qui revient au
début et à la fin du chapitre, est que cette lecture soit faite dignement, de façon à édifier les
auditeurs. Il faut tenir compte du fait,
qu’à l’époque, le nombre de frères sachant lire -- et surtout sachant bien lire – devait être restreint. Donc, même si Benoît, en bon Romain, insiste
souvent sur le rang en communauté, ici, il ne veut pas qu’on s’occupe du rang d’ancienneté,
mais que lisent ceux qui peuvent bien remplir ce service. Mais alors il y a un autre danger :
celui de s’enorgueillir du fait qu’on sait bien lire. C’est pourquoi il y a cette petite liturgie
domestique, au début de la semaine, pour demander au Seigneur de faire que la
langue du lecteur annonce la louange de Dieu – et non la sienne propre.
Le frère qui fait la lecture mangera
plus tard avec les semainiers de cuisine et les servants – ce qui souligne le
caractère de service qu’est cette lecture -- mais il prendra un mixte (mixtum) avant le
repas, à cause de la sainte Communion et pour l’aider à supporter le
jeûne. Le « mixte » n’était
sans doute pas une légère collation mais plutôt du vin coupé d’eau. On a ici l’une des très rares mentions de l’Eucharistie
dans la Règle. Le frère demande la
bénédiction au début de la semaine, donc le dimanche, après la Messe et la Communion,
car il y avait la célébration de l’Eucharistie le dimanche. Les autres jours il est question simplement
de la « communion » (propter communionem sanctam), sans
doute parce que la plupart du temps, sur semaine, on recevait simplement la
communion le midi après l’Office de Sexte, sans célébration de la Messe. En
tout cas il en est clairement ainsi dans la Règle du Maître : (De nos jours, il
arrive de plus en plus que des monastères de moniales qui ne trouvent pas d’aumônier
ont simplement un rite de communion certains jours de la semaine. Même si cela va à l’encontre de la
sensibilité actuelle qui considère la célébration quotidienne de l’Eucharistie
comme essentielle, cela est conforme à ce qui se faisait souvent durant le
Moyen Âge).
Ce que dit ici Benoît sur l’attitude
du lecteur de table vaut aussi bien de toutes les lectures à l’Église que de
celle du réfectoire. C’est le texte qui
est maître. Le lecteur n’a pas à se faire
remarquer. Il doit bien comprendre son
texte pour le transmettre clairement ; mais il n’a pas à laisser passer
ses sentiments personnels, même si le texte l’émeut ou peut-être l’ennuie ou l’irrite. Il doit être un instrument tout à fait neutre
laissant passer le texte dans sa pureté et sa nudité, et laissant à chaque auditeur le soin de
développer ses propres sentiments et de répondre au texte lui-même et non aux
sentiments ou aux émotions du lecteur. Il devient d’ailleurs difficile de bien
comprendre un texte si le lecteur essaye de transmettre les émotions que le
texte lui suscite.
J’ai mentionné au début que les livres
lus, à l’époque de Benoît, étaient sans doute surtout ceux de l’Écriture. Cela
est d’ailleurs indiqué indirectement par l’utilisation du mot codex. Mais on peut penser que l’objet
de cette lecture couvrait aussi tous les livres mentionnés dans le dernier
chapitre de la Règle : non seulement l’Ancien et le Nouveau Testament,
mais les livres des « saints Pères catholiques », et spécialement « les
Conférences des Pères, leurs Institutions et leurs Vies, et la Règle de notre
Père saint Basile ».
Aujourd’hui nous avons une variété
plus grande de lectures. Non seulement ces lectures entendues au long des
années nous permettent d’acquérir une quantité impressionnante d’information
sur des sujets divers ; mais le
fait, pour un groupe de frères (ou de sœurs) d’écouter ensemble, année après
année, toutes ces lectures contribue à former un esprit commun, même si chacun
réagit évidemment de façon personnelle à ces lectures.
À la fin, il s’agit d’un autre aspect
de la dimension cénobitique de la vie bénédictine.
Armand
VEILLEUX
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