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28 août 2011 – Abbaye de Scourmont
Le respect des
besoins (RB 34)
Le chapitre 34 de la Règle, qui forme
un tout avec le chapitre 33, que nous avons étudié la semaine dernière, a comme
titre : « Si tous doivent recevoir le nécessaire de manière uniforme ? ». C’est l’un des très rares chapitres de la
Règle qui commence par une citation de l’Écriture. Il s’ouvre ainsi : « Il est écrit : On donnait à chacun selon ses besoins. »
Cette notion de besoin est capitale.
Nous avons tous un grand nombre de besoins, de tous ordres – physiques,
affectifs, spirituels. Nous n’avons pas tous les mêmes besoins, pas toujours dans
le même ordre de réalités, et pas les mêmes aux diverses étapes de notre
vie. Savoir que nous sommes des êtres de
besoin est une première condition pour commencer à monter l’échelle de l’humilité.
Cette humilité consiste non seulement à reconnaître ses besoins, mais à s’ouvrir
au don qui nous sera fait pour satisfaire ce besoin. C’est aussi une condition
pour s’ouvrir au désir, et donc pour
s’ouvrir à la plénitude de vie que nous ne pouvons que recevoir de Dieu. C’est
l’attitude que Jésus nous enseigne dans le Pater : « Donne-nous aujourd’hui notre pain de chaque
jour. »
De cette petite phrase : « On donnait à chacun selon ses besoins »,
Benoît donne un commentaire en trois brefs versets.
Voici le premier : « Nous
disons qu’il faut, non pas faire acception de personnes… mais prendre en
considération les infirmités ». Déjà au chapitre 2, sur les qualités que
doit avoir l’abbé, Benoît lui avait recommandé de ne pas faire acception de
personnes (RB 2,20), citant Romains 2,11, où il est dit que Dieu ne fait pas
acception de personnes. Il s’agissait, dans cette citation, au chapitre 2, de
ne pas faire de distinction entre les personnes selon leur provenance sociale,
car « esclave ou homme libre, nous sommes tous un dans le Christ ». Donc, au monastère on ne traitera pas quelqu’un
différemment selon la dignité, de quelque ordre que ce soit, qu’il avait au
moment de son entrée au monastère, mais on prendra en considération les « infirmités »
de chacun. Un besoin est toujours une
forme d’infirmité, puisqu’il est un manque qui doit être comblé.
Dans les deux phrases suivantes,
Benoît donne des conseils aussi bien à ceux qui ont plus de besoins et qui donc
reçoivent plus d’attention, qu’à ceux qui ont moins de besoins et qui, en conséquence,
reçoivent moins.
« Que celui qui a besoin de moins rende grâce à Dieu et ne s’attriste pas ».
Par le renoncement à soi-même, qui est une condition pour suivre le Christ, et
qui est une des attitudes constitutives de l’état monastique, nous nous
engageons à ne rien posséder et à ne rien recevoir, sauf ce qui est vraiment
nécessaire pour satisfaire nos besoins essentiels. On peut lire en filigrane la
recommandation de Jésus de ne pas se préoccuper du lendemain. Si nous sommes en
bonne santé, fort, autonome, il est normal qu’on s’occupe peu de nous. Il faut alors avoir une double attitude :
rendre grâce à Dieu de ce qu’il nous a donné et qui nous permet de vivre la
pauvreté du cœur et ne pas s’attrister de recevoir moins que les autres et de
ce qu’on s’occupe moins de nous. Ne pas
s’attrister, car la tristesse empêche que naisse en notre cœur le désir.
À celui qui a de plus grands besoins,
Benoît fait aussi deux recommandations : d’abord que son infirmité, ou ses
limites (de quelque ordre qu’elles soient) le rende humble, et, d’autre part de
ne pas s’enorgueillir de la bonté que les autres ont à notre égard. Si on nous manifeste plus d’attention, ce n’est
pas parce que nous sommes plus importants, mais parce que nous sommes plus
nécessiteux.
« Ainsi – conclut Benoît – tous
les membres seront en paix. » Ce souci de la paix, qui est essentielle
à la vie communautaire, est si fort chez Benoît, que le mot PAX est devenu une
sorte de logo caractérisant la vie bénédictine. Cette paix, c’est celle d’une
communauté où tous n’ont qu’un cœur et qu’une âme.
Et Benoît termine par une mise en
garde contre le murmure, ou la
récrimination, quel que soit son motif et quelle que soit la façon dont la
manifeste.
Ce qui frappe dans ce texte, c’est sa
grande humanité. Benoît n’y fait pas de grandes élaborations théologiques ou
spirituelles sur la communauté. Pour
lui, la communauté c’est un groupe d’hommes concrets ayant chacun ses
infirmités et ses besoins, et s’efforçant de répondre aux besoins des uns et
des autres en se manifestant mutuellement de la bonté. On est loin d’une vague
notion d’égalitarisme impersonnel.
Je lisais hier soir le texte d’une
conférence donnée récemment par le Père Joseph Moingt sous le titre « L’humanisme
évangélique », qui est le même titre qu’un article qu’il a publié l’an
dernier dans la revue Études. (Le
père Moingt, qui continue d’écrire et d’enseigner, à l’âge de 96 ans, est l’un
des théologiens actuels ayant un regard extrêmement lucide sur la situation du
monde et de l’Église – probablement l’un des rares théologiens de la deuxième
partie du 20ème siècle dont le nom passera à l’histoire). Il
commence sa conférence par une réflexion sur toutes les révolutions qui
secouent actuellement les pays arabes et qu’on appelle parfois le printemps arabe, et qu’il met en
relation avec ce que le monde occidental a connu à l’époque des Lumières et
durant les siècles suivants. De part et d’autres, il s’agit du passage d’une
société où la dimension « religieuse » était omniprésente et
contrôlait tout, vers une société où la foi se vit dans un grand respect de l’homme, de l’humanité transformée par l’Incarnation
du Fils de Dieu.
La Règle de Benoît, écrite avant la
grande époque médiévale où, au sein du christianisme les formes extérieures d’expression
religieuse se sont développées, souvent aux dépens de l’authenticité de la
foi. Chez Benoît il y a un équilibre
exceptionnel entre une vie de foi où rien n’est préféré au Christ et où la communion
avec Dieu dans la prière personnelle et communautaire est centrale, mais où il
y a aussi une attention extrême et délicate à chaque personne avec ses besoins
concrets. Benoît s’attend à ce qu’on
aime ses frères pour eux-mêmes, tels qu’ils sont, et non simplement « dans
le Christ », selon une formule plutôt ambiguë.
La façon dont le film Des hommes et des dieux continue d’avoir
un impact extraordinaire partout dans le monde dépend, je crois, en grande
partie, de ce que c’est ce bel équilibre qui y est montré : D’une part on a une communauté de frères dont
la vie quotidienne est rythmée par des moments de prière commune, et qui dans
leur prière personnelle luttent avec Dieu comme Jacob avec l’ange, mais qui
aussi bien dans leurs rapports de tous les jours entre eux et avec la
population qui les entoure sont extrêmement attentifs à la dignité humaine de
chacun, même les militaires aussi bien que les « frères de la montagne »,
et aussi aux besoins humains bien concrets de chacun.
Remercions Dieu de ce don de la vie
bénédictine, et efforçons-nous de la vivre aussi fidèlement que possible, avec
toutes nos limites individuelles et communautaires.
Armand
Veilleux
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