Chapitre de Scourmont
12 juin 2011
Le respect de la
différence
Le récit évangélique de la Messe de la
Pentecôte est toujours tiré de l’Évangile de Jean : soit une section du
récit de la dernière Cène, où Jésus promet l’Esprit à ses disciples (années B et
C), soit l’apparition de Jésus à ses disciples le soir du jour de la
Résurrection (année A). Par ailleurs, la première lecture est toujours le récit
de la Pentecôte qu’on trouve au chapitre 2 du Livre des Actes. Je commenterai l’Évangile dans l’homélie de
la Messe ; je voudrais m’arrêter
maintenant un peu au récit des Actes.
Luc
y décrit l’envoi de l’Esprit Saint d’une façon colorée et dramatique. Les disciples se trouvent réunis dans la
« chambre haute », sans doute la même où ils s’étaient réunis avec
Jésus pour célébrer la dernière Cène. Luc semble bien vouloir mettre cette « chambre haute » en
opposition avec la Tour de Babel dont nous parle le Livre de la Genèse.
Cependant, pour bien percevoir le lien
entre les deux récits, il ne faut pas faire du récit de Babel une lecture de
type colonial, où l’unicité de la langue apparaît comme un idéal et la
multiplication des langues comme un châtiment divin. En réalité le sens
du récit est tout différent. Il
s’agissait d’une critique de la prétention de Babylone à la domination
universelle. La multiplication des
langues mit fin à cette prétention. Par
cette affirmation de leur différence les hommes se sont libérés de cette hégémonie. La construction de la tour qui prétendait
s’élever jusqu’au ciel fut arrêtée et chaque peuple découvrit et affirma son
identité propre.
Ce qui se produit le jour de la
Pentecôte, ce n’est pas un miracle transformant les Apôtres (et tous les
disciples présents, qui sont au nombre de 120 – cf. Actes 1,15) en autant de
polyglottes parlant toutes les langues. Le miracle se produit plutôt chez les auditeurs. Chacun entend le message dans sa propre
langue. Et Luc prend plaisir à établir
une longue liste des peuples d’où proviennent tous ceux qui reçoivent le
message : ce sont des Parthes, des Mèdes, des Élamites, etc. etc.
Je ne puis m’empêcher ici de penser à
cet admirable passage du « Testament » de Christian de Chergé écrit
peu avant d’être assassiné en Algérie, il y a quinze ans. Il parle de sa « lancinante
curiosité » de voir ses frères de l’Islam à travers les yeux de Dieu, tout
illuminés de la gloire du Christ, [et] ... investis par le Don de l'Esprit dont
la joie secrète sera toujours d'établir la communion et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences.
Dieu nous a créé à son image et à sa ressemblance – ce qui est le thème de la
session que nous donne ces jours-ci le professeur Jean Leclercq (de
l’Université de Louvain). Mais Dieu nous a aussi faits différents les uns des
autres. Cette différence, qui est l’une des caractéristiques de notre beauté
comme créatures, est très importante aux yeux de Dieu, qui la respecte et y
prend plaisir. Si nous nous regardons
mutuellement avec les yeux de Dieu, nous admirerons et respecterons cette
différence. Cela vaut des
personnes. Cela vaut aussi des peuples
et des nations.
Ce message vaut pour tous les
temps. Il assume une signification et
une importance toute nouvelle en notre temps. Nous voyons de nos jours comment le refus de la différence de l’autre
qui conduit à vouloir imposer par la force à des pays tout différents de nos
sociétés occidentales des formes de gouvernement élaborés par des Occidentaux
pour des Occidentaux, aboutit rapidement à des impasses et à des catastrophes. Nous en avons actuellement un exemple dans ce
qu’on appelle le printemps arabe et principalement en Lybie, où les puissances
militaires de l’Otan sème la mort avec leurs bombardements en pensant que la
démocratie germera de cette destruction.
Le défi – et c’est un défi évangélique
avant d’en être un politique – est de faire naître un monde où chaque nation se
sente non seulement respectée mais affirmée dans sa différence, que celle-ci soit d’ordre linguistique, culturelle ou
religieuse. L’opposé serait une nouvelle
Babylone – la Babylone d’avant l’intervention de Dieu – se construisant comme
un énorme empire néo-colonial, élevant face à Dieu sa tour jusqu’au ciel.
L’Église d’aujourd’hui est confrontée elle
aussi au même défi. Dans les années qui
ont suivi la Réforme protestante et la Contre-Réforme, jusqu’à Vatican II,
diverses causes ont provoqué un mouvement d’uniformisation gommant les
différences. Vatican II a réaffirmé
l’importance d’annoncer le message de telle sorte que chaque peuple et chaque
culture le reçoive dans sa langue, c’est-à-dire dans le respect de tout ce qui
fait sa différence culturelle. Après
Vatican II on a beaucoup parlé de l’option préférentielle pour les
pauvres ; de nos jours il faut
peut-être se soucier de l’option
préférentielle pour la différence. L’Église née le jour de la Pentecôte se doit d’être une présence humble
et respectueuse au sein de chaque peuple et de chaque groupement humain, et non
la branche religieuse de quelque forme que ce soit d’hégémonie.
Ce qui est le défi de l’Humanité et de
l’Église est aussi le défi de toute communauté comme la nôtre. Nous avons noté
dans notre « rapport de maison » pour le Chapitre Général que nous
apprécions comme une grâce le fait que notre communauté est multiculturelle et
que les différences y sont respectées. Remercions Dieu, aujourd’hui, de cette
grâce et veillons à la cultiver, en veillant à ce que ce respect s’étende à
toutes nos différences, y compris celles de caractère, de goût, de pensée, etc.
Jésus nous en donne le secret dans son
discours à la dernière Cène. Au moment
même où il exprime sa préoccupation pour l’unité de la communauté de ses
fidèles (« Que tous soient un, Père, comme toi et moi sommes un »),
il affirme aussi sa volonté et celle de son Père de venir faire sa
« demeure » en chacun de nous.
Laissons-nous envahir de l’Esprit de
Dieu afin de vivre de telle sorte que tous ceux qui nous voient vivre, de
quelque peuple, nation ou religion que ce soit, perçoivent le message de
l’Évangile, chacun dans sa « propre langue ».
Armand VEILLEUX
|