Le mystère de la liberté humaine (RB 28)
Saint Benoît a une pensée très cohérente. Sa Règle n’est pas une sorte d’introduction
pédagogique
à
la
vie
monastique
où
il
procéderait
pas
étapes
successives,
de
sorte
qu’on
ne
passerait
pas
à
la
deuxième
étape
sans
avoir
bien
assimilé
la
première,
et
ainsi
de
suite.
Non,
il
faut
la
lire
dans
son
entier
pour
s’imbiber
de
son
esprit,
et
il
est
donc
légitime
d’interpréter
un
chapitre
du
début
de
la
Règle
par
quelque
chose
qu’on
trouve
vers
la
fin
de
la
Règle.
Au chapitre 58, sur la réception des frères, Benoît insiste
sur
la
totale
liberté
du
candidat.
On
doit
d’abord
s’assurer
que
ce
qu’il
recherche
est
bien
ce
qu’on
vit
au
monastère.
Puis
on
éprouve
sa
persévérance
et
on
lui
fait
connaître
les
difficultés
de
cette
forme
de
vie
chrétienne.
Après
cela
on
lui
lit
l’ensemble
de
la
Règle,
après
quoi
on
s’assure
que
c’est
bien
ce
qu’il
veut. Le verbe vouloir est ici central : « Voici
la
règle
sous
laquelle
tu
veux
militer.. »
Et
on
lui
dit
clairement
qu’il
est
libre
de
partir.
On
fait
cela
trois
fois,
et
on
lui
demande
de
délibérer
avec
lui-même
pour
voir
si
c’est
vraiment
cela
qu’il
veut.
C’est
après
tout
cela
qu’on
l’autorise
à
couler
sa
volonté
dans
le
moule
de
l’engagement.
Déjà
le
Prologue
disait
que
la
vie
monastique
est
pour
ceux
qui
veulent
la
vie
en
plénitude
et
veulent
(ou
désirent)
des
jours
heureux.
À la fin de la longue série de chapitres sur les aides à
la
conversion
que
sont
les
diverses
formes
d’excommunication,
Benoît
en
arrive
à
cette
situation
qu’on
espère
très
rare,
où
un
frère
ne
veut
pas
se
corriger.
C’est
le
titre
même
du
chapitre
28 :
De
ceux
qui,
souvent
repris,
ne
veulent
pas
se
corriger.
C’est une situation où un supérieur, et même toute la communauté,
perçoivent
leurs
limites
et
même
leur
impuissance. À un frère qui ne voudrait pas vivre
ce
pourquoi
il
est
venu
au
monastère,
on
peut
faire
des
recommandations ;
on
peut
l’exhorter,
le
supplier,
le
punir
–
à
l’époque
de
Benoît
les
punitions
corporelles
n’étaient
pas
exclues,
ce
qui
serait
inadmissible
aujourd’hui ;
toute
la
communauté
peut
prier
pour
ce
frère
–
ce
qui
est
plus
puissant
que
tout ;
mais
on
n’a
pas
d’accès
à
sa
volonté.
S’il
ne
veut
pas,
il
ne
veut
pas !
Cette
liberté
doit
être
respectée
et
il
faut
en
tirer
les
conséquences.
Les
exigences
et
les
droits
de
la
vie
communautaire
entrent
alors
en
ligne
de
compte.
Une communauté, on l’a vu au chapitre premier, est un groupe
de
frères
qui
ont
choisi
de
vivre
sous
une
règle
commune. Une communauté peut être très patiente avec
un
frère
en
difficulté ;
elle
peut
accepter
longtemps
une
attitude
qui
affecte
la
qualité
de
la
vie
communautaire.
Mais
lorsqu’il
est
devenu
clair
qu’une
personne
ne
veut
pas
vivre
ce
que
vit
la
communauté
et
ne
veut
pas
non
plus
se
convertir,
il
faut
qu’elle
parte.
Benoît,
qui,
dans
les
versets
précédents
a
utilisé
tous
les
termes
du
monde
médical
de
l’époque :
les
calmants,
les
cautères,
etc.
parle
aussi
d’amputation,
pour
qu’une
brebis
infectée
ne
contamine
pas
tout
le
troupeau.
Mais
cela
lui
semble
trop
dur
et,
en
citant
le
verset
de
1
Cor
5,
13
« Si
l’infidèle
se
sépare,
qu’il
se
sépare »,
il
affirme
que
cette
séparation
est
finalement
voulue
par
le
frère
lui-même,
et
qu’elle
est
une
« infidélité »
à
ce
qu’il
a
promis
après
mûre
délibération.
On aime évidemment mieux parler d’incorporation de nouveaux
membres
à
la
communauté ;
mais
même
s’il
faut
envisager
avec
la
Règle
la
possibilité
d’une
séparation
éventuelle
d’un
frère
d’avec
la
communauté,
cela
est
encore
vu
par
Benoît
dans
une
vision
tout
à
fait
pastorale.
D’ailleurs
ce
chapitre
28
fait
une
unité
avec
le
chapitre
27,
commenté
il
y
a
quelques
semaines,
sur
la
sollicitude
de
l’abbé
à
l’égard
des
frères
qu’il
faut
corriger.
Dans les sessions qui sont données périodiquement aux nouveaux
supérieurs
de
notre
Ordre,
et
que
nous
avons
eues
encore
cette
année
à
Rome,
il
me
revient
de
présenter
à
ces
nouveaux
supérieurs
(et
nouvelles
supérieures)
toutes
les
questions
relatives
à
la
séparation
de
la
communauté,
soit
provisoire
(permission
d'absence,
exclaustration)
soit
définitive
(dispense
des
voeux
et
éventuellement
le
cas
très
rare
d'expulsion)
;
et
ce
cours
porte
comme
titre
« Le
soin
pastoral
(cura
pastoralis) ». La première fois, cela m’a surpris un peu ;
mais
j’ai
rapidement
compris
que
ce
titre
est
excellent. Même dans ces situation un peu pénibles d’abord,
puis
très
difficile
dans
le
second
cas,
l’abbé
doit
agir
en
pasteur,
et
toute
la
communauté
doit
avoir
la
même
attitude.
Dans les relations humaines, une fois que l’on a laissé
quelqu’un
entrer
dans
sa
vie
–
qu’il
s’agisse
d’une
relation
d’amitié
ou
d’amour,
de
l’engagement
du
mariage
ou
de
la
profession
religieuse
par
laquelle
une
communauté
laisse
un
nouveau
membre
entrer
dans
sa
vie,
--
une
fois
qu’on
a
laissé
cela
se
produire,
on
ne
peut
plus
faire
en
sorte
que
cela
n’ait
pas
existé,
même
lorsqu’il
y
a
malheureusement
rupture.
Même dans la situation extrême où l’on peut être amené à
demander
à
quelqu’un
de
partir,
Benoît
reste
entièrement
fidèle
à
son
orientation
profondément
communautaire.
D’une
part,
la
raison
poussant
à
faire
cette
demande
est
la
nécessité
de
« sauver »
la
communauté
et
non
le
désir
de
punir
le
frère
;
d’autre
part
on
doit
maintenir
jusqu’au
bout
la
sollicitude
pastorale
pour
celui
qui
est
devenu
et
reste,
malgré
tout,
lié
à
la
communauté.
Armand Veilleux