Chapitre pour la Pentecôte  

Scourmont, 23 mai 2010

 

Des hommes et des dieux

 

            Le 21 mai était le jour anniversaire de la date (probable) du décès de nos frères de Tibhirine en 1996. Il est merveilleux de constater comment, après tant d’années, leur humble message continue de remuer les coeurs de tant de personnes. Comme vous le savez, on a présenté au festival de Cannes un film rapportant comment ils ont vécu leurs dernières années en Algérie, au coeur de la violence, et comment ils ont humblement décidé de demeurer sur place par fidélité à Dieu, au peuple algérien, à leurs voisins, à eux-mêmes et à leur vocation monastique. 

            Le titre du film est : « Des hommes et des dieux ».  J’ai trouvé ce titre bizarre, lorsque j’ai eu l’occasion de lire le scénario du film il y a plusieurs mois.  Je ne m’étais pas rendu compte, alors, qu’il s’agit d’une citation du psaume 81 :  "Vous êtes des dieux, des fils du Très-Haut, vous tous ! Pourtant, vous mourrez comme des hommes, comme les princes, tous, vous tomberez". Il s’agit d’un très beau texte qui s’ouvre à beaucoup d’interprétations. Il me semble qu’il ne faut surtout pas l’interpréter comme si, dans l’esprit du réalisateur, les frères de Tibhirine seraient des « dieux » au milieu d’hommes qui les ont fait mourir.  Non, tous les hommes, les frères, les islamistes, les militaires, sont des fils du Très-Haut. Chacun à sa façon. Et chacun meurt à sa façon. 

            Le film a déjà reçu hier, à Cannes, le prix du Jury œcuménique.  Il y a de bonnes chances qu’il reçoive ce soir une palme d’or ou d’argent.  Mais quoi qu’il en soit, il semble, selon tous les comptes rendus de la presse, que le film a connu, lors de sa projection, une réception extraordinaire, faite d’émotions profondes, et de respect de ce qu’on vécu nos frères.  Xavier Beauvois, le metteur en scène, a eu la sagesse d’éviter toutes les questions (encore ouvertes) relatives aux conditions dans lesquelles nos frères sont morts et s’est plutôt attaché à montrer ce qu’ils ont vécu ensemble au cours de leurs dernières années.  La critique qui semble unanimement positive, montre que le message de nos frères de Tibhirine répond à une attente des hommes et de femmes d’aujourd’hui. Personnellement, je m’en réjouis d’autant plus que j’étais plutôt sceptique lors de l’annonce du tournage du film. Évidemment, la réception positive donnée au film est aussi un témoignage à la qualité du metteur en scène et des acteurs. 

            J’aimerais aussi mettre une fois de plus – car je l’ai fait à plusieurs reprises – ce que nos Frères de Tibhirine ont vécu en relation avec le récit au sujet de Babel évoqué dans la première lecture de l’Eucharistie d’aujourd’hui. En effet, Luc, dans son récit de la Pentecôte, dans les Actes des Apôtres, décrit la façon dont les Apôtres se font comprendre dans toutes les langues comme l’opposé du mythe de Babel. 


            Le récit de Babel, au livre de la Genèse, était la réaction de l'auteur sacré contre le premier phénomène d'urbanisation dans l'histoire.  L'unité de langue et de culture, l'union de tous dans un projet commun ayant pour but de conquérir le ciel, était vu par l'auteur comme une négation de la différence et comme un début d'oppression. C’est pourquoi Dieu réagit ! Jésus, tout au long de son ministère, a affirmé au contraire le droit à la différence et la nécessité d'accepter et d'aimer chacun dans son caractère unique.  À la Pentecôte, ce qui se passe est précisément l'inverse de Babel.  Les Apôtres ne reçoivent pas le don d'une langue universelle que tous devront ensuite apprendre.  Le don de l'Esprit leur permet au contraire de parler les langues de tous, et chacun les entend dans sa propre langue.  Chacun est respecté dans sa diversité.

          L’une des raisons que donnait Christian de Chergé pour rester en Algérie malgré le danger était d’affirmer ce qu’il appelait « le droit à la différence ». Dans son admirable « Testament », il parle de sa « lancinante curiosité » de voir ses frères de l’Islam à travers les yeux de Dieu, « tout illuminés de la gloire du Christ, [et] ... investis par le Don de l'Esprit dont la joie secrète sera toujours d'établir la communion et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences ».

            Dieu nous a tous faits différents les uns des autres.  Cette différence, qui est l’une des caractéristiques de notre beauté comme créatures, est très importante aux yeux de Dieu, qui la respecte et y prend plaisir.  Si nous nous regardons mutuellement avec les yeux de Dieu, nous admirerons et respecterons cette différence.  Cela vaut des personnes.  Cela vaut aussi des peuples et des nations.

            Ce message vaut pour tous les temps.  Il assume une signification et une importance toute nouvelle en notre temps.  Nous voyons de nos jours comment le refus de la différence de l’autre qui conduit à vouloir imposer par la force à des pays tout différents de nos sociétés occidentales des formes de gouvernement élaborés par des Occidentaux pour des Occidentaux, aboutit rapidement à des impasses et à des catastrophes.  Plus positivement, nous devons voir dans le message de la Pentecôte une lumière qui peut guider l’intégration d’un nombre toujours plus grand de pays et de cultures dans le projet européen.

            L’Église d’aujourd’hui est confrontée elle aussi au même défi.  Dans les années qui ont suivi la Réforme protestante et la Contre-Réforme, jusqu’à Vatican II, diverses causes ont provoqué un mouvement d’uniformisation gommant les différences.  Vatican II a réaffirmé l’importance d’annoncer le message de telle sorte que chaque peuple et chaque culture le reçoive dans sa langue, c’est-à-dire dans le respect de tout ce qui fait sa différence culturelle.  Après Vatican II on a beaucoup parlé de l’option préférentielle pour les pauvres ;  de nos jours il faut peut-être se soucier de l’option préférentielle pour la différence.  L’Église née le jour de la Pentecôte se doit d’être une présence humble et respectueuse au sein de chaque peuple et de chaque groupement humain, et non la branche religieuse de quelque forme que ce soit d’hégémonie.

            On perçoit actuellement dans la presse internationale beaucoup d’agressivité contre l’Église, autour de la question des abus sexuels commis par des prêtres et religieux contre des jeunes.  Or, il semble qu’au delà de ces faits particuliers – qui sont plutôt un prétexte ou une occasion -- ce que beaucoup reprochent à l’Église aujourd’hui c’est précisément de vouloir imposer de haut un langage unique et une pensée unique dans un monde fait de différences, sans le respect nécessaire de ces différences. 

            Demandons à l’Esprit de la Pentecôte de nous ouvrir, nous tous, d’ouvrir tous ceux qui ont des responsabilités dans l’Église, et d’ouvrir tous les hommes et les femmes d’aujourd’hui à ce respect de l’individualité de tous les Enfants de Dieu.

 

Armand Veilleux


 

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