Chapitre à la Communauté de Scourmont
le 31 janvier 2010

 

                                   Prologue de la Règle (vv. 45-50) 

            Nous commenterons aujourd’hui ensemble les six derniers versets du Prologue de la RB, car ils forment un tout.  C’est une sorte de gran finale, où nous entrevoyons déjà plusieurs des thèmes fondamentaux de la Règle.

 

45. Nous devons donc instituer une école

pour apprendre à servir le Seigneur.

 

46. Ce faisant, nous l’espérons,

nous n’instituerons rien de dur, rien de pénible.

 

            Le « donc » (ergo) avec lequel débute ce groupe de versets montre bien que, dans la pensée de l’auteur, il s’agit d’une conclusion de tout ce qui précède. Tout ce qui est dit dans le Prologue, jusqu’à ce point, vaut, en réalité pour tout chrétien.  Il s’agit de la fin ultime de toute vie chrétienne, et même de toute vie humaine.  Maintenant  ils s’agit d’indiquer en quoi consiste la voie proprement monastique pour arriver à ce but. 

            Dans le verbe « instituer » (le verbe latin constituere est encore un peu plus fort) indique déjà un aspect de la vie monastique.  Il s’agit de quelque chose de stable, d’une structure qui donne de la continuité et de la permanence à l’expérience de vie.  Le mot revient deux fois, au verset 45 et au verset 46. Nous verrons plus loin comment Benoît décrit les Sarabaïtes.  Ce sont des personnes qui se prétendent moines, mais ne le sont pas réellement, parce qu’ils n’ont aucune stabilité et aucune règle de vie, agissant à chaque instant selon leur désir du moment.  C’est là une tentation qui demeure toujours présente, même dans la vie cénobitique. 

            Benoît dit qu’il va instituer une école. Les nombreuses études qui ont été faites sur le sens de ce mot à l’époque de Benoît montrent que ce qu’il signifie ce n’est pas une série de cours ou un programme de formation, mais tout simplement d’un lieu, d’une institution, où l’on apprend ensemble quelque chose.  La dimension proprement cénobitique est déjà implicite dans ce mot.   

            Il s’agit d’une scola Dominici servitii, d’une école du service divin. L’expression peut avoir plusieurs nuances différentes, dont il n’est pas nécessaire d’exclure aucune.  Déjà apparaît ici la notion de service. Dans un premier temps il s’agira d’apprendre comment le Seigneur Jésus s’est fait le serviteur de tous. On pense en particulier au lavement des pieds des Apôtres lors de la dernière Cène. Dans un deuxième temps, ce sera notre propre service du Seigneur, en particulier dans l’Oeuvre de Dieu. Et finalement ce sera le service du Seigneur dans nos frères. On peut déjà apparaître en arrière fond le chapitre 72, sur le bon zèle et, derrière ce chapitre, le chapitre 25 de l’Évangile de Matthieu. 

            Ensuite Benoît dit qu’en instituant cette école (in qua institutione) il espère n’établir rien de dur et rien de pénible.  Ces mots nous renvoient sans doute aux paroles de Jésus disant : « Mon joug est doux et mon fardeau léger ». Mais il ne faut pas se faire illusion.  Il s’agit bien de porter sa croix à la suite du Christ, et cela ne sera pas toujours facile.  Benoît ajoute donc :

 

47. Pourtant, il y aura peut-être quelque chose

d’un peu plus difficile pour une raison juste.

En effet, il faut bien corriger les défauts

et garder l’amour entre les frères. 

            Il y a ici beaucoup de nuances ou d’allusions à l’Évangile qu’il est bien difficile de rendre dans une traduction. Les mots « quelque chose d’un peu plus difficile » traduit le latin si quid paululum restrictius », qui pourrait se rendre en français, d’une façon littérale, par « quelque chose de plus étroit ».  Et l’allusion est évidemment à la porte étroite par laquelle on entre dans le Royaume de Dieu selon la parole de Jésus. Mais Benoît ajoute tout de suite que lorsque ce sera le cas, ce sera pour « une raison juste », en latin aequitatis ratione.  On a ici deux notions qui reviendront plusieurs fois dans la Règle : la notion d’équité, qui demande de tenir compte de la force et de la faiblesse d’un chacun et de ne jamais exiger de qui que ce soit ce dont il n’est pas capable. Et puis, il y a la notion de raison.  Tout, dans notre vie, doit être rationnel, ou en tout cas jamais irrationnel.  C’est peut-être l’attrait qu’exerce sur Benoît XVI la personne et la Règle de saint Benoît qui font qu’il attache tant d’importance à la « raison ». 

            Déjà Benoît indique deux domaines où des exigences s’imposeront : d’abord la conversion, ou correction des défauts, puis le maintien de l’amour.  Encore ici on peut penser au chapitre 72 sur le bon zèle, et aussi au chapitre 71 sur l’obéissance mutuelle.

 

48. Mais ne te laisse pas tout de suite troubler par la peur

et ne fuis pas le chemin du salut

qui, au début, est toujours étroit.

 

            Ici aussi, nous avons plusieurs idées fondamentales en autant de mots : Le but de la vie c’est le salut, tel qu’il a été décrit dans tout le Prologue, c’est-à-dire la vie en plénitude. Puis il y a la notion de cheminement.  Toute notre vie ici-bas, même si elle est déjà une participation au Royaume de Dieu, est un cheminement.  Or ce chemin, à son début, ou à son entrée, est étroit.  Même référence à porte étroite dont parle le Seigneur.  Il ne faut surtout pas se laisser troubler et se laisser gagner par la peur.  En filigrane, on peut lire toutes les paroles de Jésus, surtout après la Résurrection, disant sans cesse : « n’ayez pas peur », « ne soyez pas troublés ». Car c’est la peur, précisément, qui est le plus susceptible de nous faire abandonner notre marche vers le salut –comme Pierre qui marche sur les eaux vers le Christ, mais qui commence à couler dès qu’il a peur.  On peut sans doute penser encore plus au jeune homme riche, qui désirait le salut, et qui demande à Jésus quoi faire pour être sauvé, et qui s’en va – qui fuit – lorsqu’il trouve trop grandes les exigences que lui pose Jésus. 

 

49. Mais, à mesure qu’on avance dans la vie monastique et dans la foi,

le coeur devient large.

Et l’on se met à courir sur le chemin

des commandements de Dieu, le coeur rempli

d’un amour si doux qu’il n’y a pas de mots pour le dire. 

            La voie dont l’entrée est si étroite s’élargit au fur et à mesure qu’on y avance.  Cette voie, c’est la conversatio ou la forme de vie propre au moine et qui n’a de sens que dans la foi.  Comme ce cheminement est essentiellement un chemin intérieur, Benoît ne dit pas que c’est le sentier qui devient plus large, mais que c’est le coeur lui même qui se dilate : dilatato corde.  Le coeur se dilate aux dimensions de l’amour du Christ en englobe tout, comme dans la vision de Benoît racontée dans les Dialogues de saint Grégoire, où il perçoit tout l’univers dans un seul rayon de lumière.

             Le coeur ainsi dilaté, nous pouvons non plus marcher mais courir dans la voie des commandements.  Il s’agit évidemment des deux commandements de l’amour de Dieu et des frères. Cet amour, dit Benoît est d’une douceur « inenarrabilis », c’est-à-dire pour laquelle il n’y a pas de mots.

 

50. Ainsi, nous n’abandonnerons jamais notre maître,

et chaque jour, dans le monastère, jusqu’à la mort,

nous continuerons à faire ce qu’il nous enseigne.

Alors, par la patience,

nous participerons aux souffrances du Christ

et nous mériterons ainsi d’être avec lui

dans son Royaume. 

            Ainsi, nous n’abandonnerons jamais notre maître, c’est-à-dire Dieu, et nous persévérerons dans l’accomplissement de sa volonté, dans le monastère, jusqu’à la mort. Nous entrevoyons déjà ici les trois éléments constitutifs du cénobitisme que Benoît donnera au chapitre suivant.  C’est une vie en communauté (in monasterio), sous une Règle commune, c’est-à-dire une même doctrine (eius doctrina). L’idée de stabilité est déjà inclue dans le mot « persévérant ». C’est pourquoi les mots « jusqu’à la mort » nous renvoient plutôt à l’exemple du Christ qui s’est fait obéissant jusqu’à la mort et la mort de la croix. 

            Cette croix du Christ et ses souffrances, nous y participons précisément en supportant les choses un peu plus difficiles mentionnées plus haut. 

            Ce faisant, nous mériterons d’être avec lui dans son Royaume, c’est-à-dire nous mériterons le salut mentionné tout au long de ce Prologue comme le but vers lequel tend toute notre vie.

 

Armand VEILLEUX

 

 

 

             

 


 

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