Chapitre du 6 décembre 2009

 

 

La Règle des Moines

 

            Je commence aujourd’hui un nouveau commentaire de la Règle, que je n’aurai sans doute pas terminé lorsque j’arriverai à l’âge de la retraite. Tout comme dans le premier commentaire que j’en ai fait dans mes conférences hebdomadaires à la communauté de Scourmont il y a près de dix ans (et dans d’autres communautés auparavant), mon intention n’est pas de faire une analyse exégétique de la Règle de saint Benoît.  Il existe un grand nombre de commentaires de ce genre et plusieurs sont de grande qualité. Vous les trouvez dans notre bibliothèque. Je veux plutôt me laisser interpréter de nouveau par une lecture simple de ce document qui acquiert une nouvelle signification pour nous chaque fois que nous le lisons de nouveau, dans un contexte différent et avec de nouvelles préoccupations. 

            On ne peut évidemment pas élider la question : « Y a-t-il encore tellement de sens de nos jours à continuer de lire et de s’inspirer d’un document écrit il y a près de 1500 ans, dans un contexte spirituel et culturel tout autre que le nôtre ? » Mais on pourrait tout aussi bien se demander alors « Y a-t-il du sens à lire et re-lire la Bible -- beaucoup plus ancienne ? »    

            Il y une même question antérieure à celle-ci et qui concerne la nature même du monachisme. Tout au long de l’histoire du christianisme de nouvelles façons de vivre la vie chrétienne et de vivre l’engagement chrétien à l’égard du monde sont apparues, répondant à de nouveaux besoins et à de nouvelles circonstances.  La plupart de ces formes nouvelles ont disparu lorsque les besoins et les circonstances auxquelles elles répondaient n’existaient plus. D’autres ont persisté à travers les âges, incarnant une forme de spiritualité qui s’est révélée valable pour tous les temps.  C’est le cas par exemple des Ordres Mendiants ou d’un Institut comme les Jésuites.  En même temps que naissaient  -- et souvent disparaissaient – ces nouvelles formes de vie chrétienne, une façon de vivre l’Évangile se maintenait à travers les siècles.  Cette façon de vivre l’Évangile, qu’on appelle la vie monastique, a connu des moments d’admirable développement et des moments de décadence, des moments de grande croissance numérique et des moments de quasi disparition. Mais elle est toujours là, attirant tantôt de nombreuses vocations, tantôt très peu selon les temps et les lieux. Ce n’est pas une forme de vie chrétienne supérieure à aucune autre ; mais elle est une façon tout à fait particulière de vivre l’Évangile et de tendre à la perfection de la charité et de l’union à Dieu qui est le but de toute vie chrétienne – et même de toute vie humaine.   

            De nos jours comme en diverses occasions dans les siècles passés, naissent des communautés nouvelles répondant à certains besoins nouveaux de l’Église ou, plus souvent peut-être, à un besoin psychologique d’expériences différentes. On ne peut que s’en réjouir.  Cependant, même si le mot « monastique » n’est pas une marque déposée et que personne ne le possède, le fait que certains groupes se donnent facilement le qualificatif de « monastique » ou encore de « nouveau monachisme », sans se situer dans la ligne de ce que toute la Tradition a appelé « monachisme » peut être source de confusion – en particulier pour les jeunes qu’ils attirent – même si cela n’enlève rien à la qualité de ce qu’ils peuvent vivre. 

            Il n’est pas rare qu’on nous dise :  « pourquoi ne faites-vous pas comme tel et tel groupe qui attire beaucoup de jeunes ? »  Je ne sais pas s’il convient de répondre à une telle question ; mais le fait est que la seule chose qui importe pour nous est d’être fidèles à la forme de vie évangélique à laquelle nous avons été appelés et à la forme de spiritualité qu’elle incarne.  La Règle de saint Benoît est l’un des témoins les plus importants – certainement le plus important en Occident – de cette Tradition. La relire sans cesse, dans nos situations et contextes de vie changeants, sera pour nous la façon de redécouvrir d’une façon toujours nouvelle ce qui caractérise cette voie spirituelle. 

            Une autre raison de relire ce document c’est qu’il incarne une sagesse de vie humaine et de vie communautaire, où même des personnes qui ne sont pas appelées à la vie monastique y trouvent des lumières et une orientation.  Des laïcs y trouvent une inspiration pour leur vie familiale et professionnelle.  Des hommes d’affaires y trouvent des lumières sur la façon de gérer les relations interpersonnelles et d’insérer le travail dans un ensemble de valeurs humaines.  Certaines formes de « nouveau monachisme » auraient peut-être avantage à s’y inspirer un peu plus. 

            Arrêtons-nous pour le moment sur le titre : « Règle » (Regula).  Ce mot ne désigne pas d’abord un ensemble de « règlements » ou de préceptes, mais une orientation, une hiérarchie des valeurs, qu’un groupe se donne (ou reçoit) comme interprétation concrète de l’Évangile et comme une façon de le vivre que l’ensemble des membres du groupe assume d’une façon permanente. 

            Pour Benoît – comme d’ailleurs pour toute la Tradition – c’est là un point essentiel.  Nous verrons, lorsqu’il définira ce qu’est le cénobitisme, qu’il indiquera la Règle comme l’un des trois éléments essentiels, avec la vie communautaire et le service abbatial. Ce qu’il reproche aussi bien aux sarabaïtes qu’aux gyrovagues, ce n’est pas tellement d’être coupables d’actes scandaleux : c’est essentiellement le fait de vivre sans règle – de faire ce qu’ils veulent, quand ils veulent, comme ils veulent.

            Même les ermites, lorsqu’ils sont sérieux avec leur vocation, savent qu’ils n’arriveront à vivre quelque chose de valable que s’ils se donnent (ou se font donner) dès le début de leur vie érémitique non seulement une règle de vie bien précise, mais un horaire et un programme d’activités détaillés.  Rien de plus étranger à l’expérience monastique que de faire de sa fantaisie personnelle sa règle de vie, lisant lorsqu’on a le goût de lire, priant lorsqu’on a le goût de prier, travaillant lorsqu’on a le goût de le faire.   

            Nous verrons aussi, lorsque nous arriverons au chapitre 58, que Benoît demande qu’on lise au candidat qui veut entrer au monastère la Règle trois fois, en l’avertissant chaque fois qu’il est tout à fait libre de partir – car être moine n’est pas nécessaire au salut – mais que s’il veut rester, c’est selon cette règle qu’il devra poursuivre d’une façon stable, en communauté, son cheminement spirituel. Il doit donc se demander sérieusement tout d’abord si c’est vraiment cela qu’il veut vivre, et ensuite s’il est capable de le faire. 

            La prochaine fois nous relirons ensemble les premiers versets du Prologue.

 

Armand Veilleux

 

 

 

             

 


 

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