Chapitre du 6 septembre 2009

Abbaye de Scourmont  

 

La liturgie, prière de l’Église

 

            Le dernier numéro de Église de Tournai, annonçait un congrès qui sera tenu à Ciney dans quelques semaines, à l’occasion du centenaire du début du mouvement liturgique belge.  En effet, il y aura cent ans, le 23 septembre que Dom Lambert Baudouin, prononçait, au Congrès des Oeuvres catholiques de Malines, la conférence qui est considérée comme le début du mouvement liturgique qui conduira à la réforme liturgique de Vatican II. 

            On peut dire qu’un aspect important de cette réforme a été la redécouverte de la compréhension de la liturgie comme prière de l’Église.  Au cours des derniers siècles, avant cette réforme, la liturgie était généralement considérée comme prière de l’Église du fait qu’elle était célébrée avec des textes et dans des formes établies par l’autorité de l’Église, qui confiait aux prêtres et aux religieux le soin de la célébrer en son nom.  C’était une vision tout à fait juridique de la liturgie.  C’était un pensum dont certaines personnes devaient s’acquitter. 

            Le renouveau de la théologie de la liturgie est venu du renouveau de la théologie de l’Église.  Lorsque la vision de l’Église était pyramidale, et qu’on la concevait comme une Société ayant un caractère spirituel et surnaturel, on ne pouvait avoir qu’une vision juridique de la liturgie.  Mais à partir du moment où l’on est revenu à une théologie de l’Église voyant celle-ci essentiellement comme un Mystère (ou un sacrement), la vision de la liturgie changeait nécessairement. Trois ans avant l’ouverture du Concile, en 1959, le père Congar avait décrit cette ecclésiologie dans un article de la revue Istina, sous le titre : « Conscience ecclésiologique en Orient et en Occident du VIe au XIe siècle » (Istina, 6 [1959], 187-236). 

            L’Église, à Vatican II, est considérée comme le Sacrement du Salut, le Salut étant entendu comme la participation à la vie divine.  Dieu veut communiquer sa vie, et donc le salut à tout être humain.  Jésus de Nazareth, parfaitement Dieu et parfaitement homme, est le Sacrement primordial de ce salut, puisqu’il est la pleine réalisation du dessein salvifique de Dieu sur l’humanité.  L’Église est la manifestation visible et sacramentelle de la même réalité du salut, apporté par le Christ, sous le signe de la communion entre les croyants.  Partout où une communauté de croyants – ne fût-ce que trois ou quatre – se réunit pour exprimer sa communion dans la foi, l’espérance et la charité, là se trouve l’Église et la prière de cette communauté est prière de l’Église.  Dans toute communauté locale – qui n’est pas une simple subdivision administrative de l’Église universelle -- se trouve manifesté et réalisé le mystère intégral de l’Église, l’Église universelle étant constituée de la communion entre toutes les Églises locales. 

            Vatican II, tout d’abord dans la Constitution sur la Liturgie, mais de nouveau et de façon encore plus profonde, dans celle sur l’Église, a déduit de cette vision plusieurs orientations pour la réforme de la Liturgie.  Dès qu’on a voulu appliquer cette orientation à la réforme de la liturgie au sein de nos communautés monastiques, on s’est rendu compte de conséquences extrêmement importantes.  L’une d’elles était que les modes de célébration ne pouvaient plus être rigoureusement les mêmes jusque dans les détails pour toute communauté, puisque chaque célébration devait être la célébration d’une communauté concrète et vivante, et devait refléter l’expérience spirituelle de cette communauté.  D’où le désir manifesté dans le monde monastique, tout de suite après le Concile, d’un espace pour la créativité liturgique. 

            Les organismes du Saint Siège chargés de la mise en application de la réforme liturgique postconciliaire ont tout de suite compris notre situation et nous ont octroyé ce qu’on a appelé la « loi cadre ». Cette loi cadre remplaçait l’Office Divin uniforme pour toute les communautés, dans tous les détails, par la possibilité pour chaque communauté d’élaborer sa propre liturgie à l’intérieur d’un cadre bien précis, et d’une liste assez élaborée de contenus nécessaires. 

            Dans la mise en pratique de cette législation, un certain nombre de principes devaient et doivent encore être préservés pour que cette réforme ne se transforme en un appauvrissement des célébrations liturgiques, ou, pire, en véritables déviations.  

            Le premier principe est que toute célébration liturgique, quelle qu’elle soit, est toujours la célébration du mystère du salut, le mystère pascal du Christ.  Cette célébration requiert une grande sobriété et une authentique objectivité.  Même si on peut être très heureux d’être ensemble, ce qu’on célèbre n’est pas la joie d’être ensemble, mais bien le mystère du Christ qui est notre joie.  Il y a une différence énorme entre une célébration exubérante de style charismatique – qui peut avoir toute sa valeur – et une célébration liturgique.  La première exprime les sentiments – parfois la sentimentalité – des participants (ce qui peut avoir sa place et sa valeur), la deuxième exprime et proclame le mystère du Christ.   

            On peut en déduire plusieurs autres conséquences pratiques.  Prenons, par exemple, la lecture d’un texte biblique ou autre dans la liturgie.  Le lecteur doit se faire tout humble face au texte.  Il peut et doit normalement avoir des sentiments personnels même très intenses face au texte qu’il lit ;  mais ce qu’il doit transmettre à la communauté est le texte dans toute sa dignité et sa nudité, et non ce que, lui, en ressent.  Il est normal qu’il ait des émotions ;  mais la liturgie n’est pas la place pour communiquer ses émotions, et surtout pas de les imposer aux autres.  D’ailleurs on constate facilement que lorsqu’un lecteur lit un texte biblique avec beaucoup d’émotion, le texte ne passe pas.  Il n’y a que l’émotion qui passe. 

            Cela vaut aussi pour la composition de textes liturgiques.  Même lorsque certains textes, comme des oraisons ou des intentions de prière sont laissés à la créativité de certains participants au cours d’une célébration, il faut toujours être conscient qu’il s’agit de prières de la communauté et doivent refléter l’expérience qu’a cette communauté du mystère du Christ et ne pas refléter la dévotion ou les dévotions personnelles et individuelles de celui qui dit la prière au nom du groupe. 

            C’est pourquoi, lorsque la Loi Cadre a été octroyée aux communautés monastiques – d’ailleurs à la surprise assez générale,  à l’époque -- le Saint Siège n’a pas manqué de souligner que cette faculté n’était pas une liberté donnée à chaque personne individuelle de célébrer comme il voulait et d’exercer à son gré sa créativité individuelle, mais que c’était une possibilité et une responsabilité donnée à chaque communauté en tant que communauté.  Il était aussi souligné que cette responsabilité, face à l’Église et face à l’Ordre reposait sur chaque abbé ou chaque supérieur.   

            La prière d’une communauté n’est pas une collection de prières individuelles ; elle est la prière d’une communauté monastique.  Dans le cas d’une communauté vivant selon la Règle de saint Benoît, il s’agit d’une communauté de frères vivant sous une Règle commune et un abbé.  Au sein d’une telle communauté, le respect non seulement des Règles liturgiques universelles, mais aussi des diverses modalités de célébrations décidées au niveau local, est un respect nécessaire non seulement de la communauté elle-même mais des valeurs d’humilité et d’obéissance sans lesquelles une authentique communauté monastique n’est pas possible. 

            De nos jours lorsqu’on a l’occasion de passer d’une communauté à l’autre de notre Ordre, et de participer à sa prière liturgique, on peut se rendre compte à la fois de ce qui est commun à toutes nos communautés et de ce qui est propre à chacune.  Notre défi est toujours de célébrer d’une façon qui soit authentiquement chrétienne, monastique et cistercienne, tout en étant notre façon propre de célébrer.  Pour cela il faut être sans cesse attentif au fait que ce qu’on célèbre ce n’est ni notre communauté ni nos dévotions ou spiritualités personnelles et individuelles, mais bien le mystère pascal du Christ.

 

Armand Veilleux

 

           

 

 


 

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