12 juillet 2009 – Chapitre à Scourmont 

 

Réflexions sur saint Benoît

 

            J’aimerais poursuivre la réflexion que j’ai commencée hier sur la désignation par Paul VI de saint Benoît comme « patron de l’Europe ».  C’était, comme je l’ai dit hier, durant la deuxième session du Concile, en 1964,  et durant la première année du pontificat de Paul VI. J’étais à ce moment-là étudiant à la Maison Généralice, et ce fut évidemment un événement marquant pour tous les membres de la famille bénédictine, spécialement ceux qui vivaient alors à Rome ou en Italie. 

            Pour bien comprendre le sens de ce geste de Paul VI, il faut bien se rendre compe que la plupart des organismes politiques et économiques actuels tels que Union Européenne, Conseil de l’Europe, Communauté Européenne, le parlement européen, etc. n’existaient pas encore, ni non plus la question de l’Europe des sept, des douze ou des vingt-cinq nations. Il n’était pas question non plus de Constitution européenne ou de Traité en les pays constituant la Communauté Européenne. 

            L’Europe à laquelle se référait Paul VI était ce grand ensemble géographique allant de l’Atlantique à l’Oural et de l’Arctique à la Méditerranée et comportant à la fois une histoire commune et une très riche diversité de traditions culturelles et religieuses. Paul VI voulait ainsi souligner le fait que l’esprit qui s’exprime dans la Règle de saint Benoît et qui s’incarna sous des formes très variées à travers les siècles dans la plupart des peuples de cette vaste étendue avait largement contribué à y maintenir à travers les siècles passés un souffle spirituel et un sens communautaire et pouvait dans l’avenir le faire encore d’une façon toujours rénovée. 

            Ce qui frappe lorsqu’on jette un regard d’ensemble sur cette grande tradition bénédictine, c’est qu’il s’agit d’un esprit qui est, finalement assez indépendant des structures dans lesquelles il s’incarne à chaque période et en chaque contexte culturel déterminé. Benoît a réuni une petite communauté à Subiaco, puis a fondé un petit monastère à Monte Cassino, et une douzaine d’autres petits monastères dans les alentours. Cela semble bien être le substrat historique des Dialogues de saint Grégoire, bien que tout le contenu hagiographique de ces Dialogues n’aie probablement pas de caractère proprement historique.  

            Dans les quelques siècles qui suivirent saint Benoît, tous ces monastères -- y compris Monte Cassino -- furent détruits et toutes ces communautés furent dispersées. Mais l’esprit demeura vivant et diverses autres petites communautés naquirent et se maintinrent en Italie jusqu’à la refondation de Monte Cassino quelques siècles plus tard et jusqu’à l’époque du Pape saint Grégoire qui donna à l’esprit bénédictin un grand élan missionnaire. La forme de vie « bénédictine » telle qu’on la connaît, et qui a eu un rôle si important dans l’évangélisation et le développement culturel, social et même politique de l’Europe remonte à saint Grégoire le Grand. 

            Il y eut de grands mouvements rénovateurs comme celui de Cluny au XIème siècle et celui de Cîteaux au XIIème siècle. Celui de Cluny fut une grand réforme spirituelle qui voulait dégager le monachisme de l’emprise du système féodal dont il était devenu un rouage important. Celle de Cîteaux fut un effort pour retourner à la simplicité primitive de l’époque de Benoît (telle qu’on pouvait la percevoir dans la Règle) et du modèle de l’Église primitive de Jérusalem. 

            L’Europe fut couverte de grandes abbayes comptant souvent des centaines de moines et qui, pour la plupart, disparurent après quelques siècles d’existence. Et pourtant l’esprit qui s’était manifesté dans la Règle de Benoît continua toujours de se maintenir et de se transmettre, de générations en générations, de siècles en siècles, à travers de petites communautés, la plupart du temps fragiles et précaires, sans grand renom et sans aucune fanfare autour d’elles. Il est important de ne pas oublier que même à travers les années les plus florissantes de l’histoire du monachisme, à côté de quelques grandes abbayes comptant des centaines de moines et dont les noms ont été retenues par l’histoire, la grande majorité des communautés monastiques étaient de toutes petites communautés. 

            L’Europe doit aux monastères de la famille bénédictine une grande partie de sa tradition culturelle, y compris architecturale. Mais ce n’est là, pourrait-on dire, qu’un sous-produit de sa spiritualité. Là n’est pas l’essentiel ni de son héritage et encore moins de son message. L’esprit de Benoît doit se maintenir, se maintient et se maintiendra, comme un levain d’Évangile au coeur de l’Europe, comme au coeur du reste de l’humanité, essentiellement à travers d’humbles et petites communautés incarnant simplement et humblement l’esprit de l’Évangile tel qu’incarné dans la forme de vie chrétienne décrite par Benoît dans sa Règle de vie pour les moines.  

            Benoît, qui a été nommé Patron de l’Europe pourrait tout aussi bien être nommé Patron de l’Afrique, de l’Amérique Latine, de l’Asie, etc.  Au moment où Paul VI le déclara Patron de l’Europe, une grande vague de fondations bénédictines et cisterciennes avait été lancée depuis une dizaine d’années dans toutes ces parties du monde.  En Amérique Latine, colonisée et christianisée depuis quelques siècles, seul le Brésil – sous influence portugaise -- avait connu le monachisme dès le début de l’évangélisation. (L’Espagne avait préféré les Ordres Mendiants et les Jéuites -- pour un temps --pour le reste de l’Amérique Latine). En Afrique, aucun monachisme avant le milieu du 20ème siècle, si l’on exclue le monachisme d’Afrique du Nord au temps d’Augustin et quelques exceptions comme Staouëli, etc.            

            Aujourd’hui plus de 600 monastères d’obédience bénédictine dans ces continents.  Ces communautés ont un rôle à jouer qui n’est pas sans similitude avec le rôle joué au Moyen Àge.  Mais il y a des différences de taille.  Il n’y a plus une Église puissante et influente. 

            Dans la société actuelle qui essaie de se redéfinir (après les crises récentes en chaîne), un rôle important reste à jouer par le monachisme – non pas seulement par quelques grandes abbayes influentes (éducation), mais par un ensemble de petites communautés fragiles qui demeurent un levain dans la pâte. 

 

Armand VEILLEUX

 


 

www.scourmont.be