28 décembre 2008 - Fête de la Sainte Famille

Chapitre à la Communauté de Scourmont

 

 

Dépasser les limites de la famille

 

 

            La fête de la Sainte Famille n’est pas une fête qu’il est facile de commenter. Elle appartient à ce groupe de fêtes « à thème » introduites au 19ème et au 20ème siècle et qui ne cadrent pas toujours avec le déroulement de l’année liturgique.  L’année liturgique, en effet n’est pas l’occasion de célébrer diverses idées ou diverses doctrines mais divers aspects de l’unique mystère chrétien, le mystère pascal : celui de l’incarnation, de la vie, de la mort et de la résurrection du Fils de Dieu.  Avant Vatican II plusieurs fêtes avaient été attachées à tel ou tel dimanche de l’année, souvent comme fruit de situations historiques particulières ou encore de la dévotion personnelle de tel ou tel pape.  La réforme liturgique de Vatican II a supprimé un bon nombre de ces « dimanches spéciaux » pour remettre en honneur le déroulement de l’année liturgique.  La fête de la Sainte Famille, introduite à la fin du 19ème siècle et rendue obligatoire pour l’Église universelle uniquement à partir de 1921, doit son origine à la multiplication de confréries de la Sainte Famille à partir du 17ème siècle. (Cette dévotion s’était développée d’abord au Canada, où les Jésuites l’avaient introduite au 17ème siècle). Jusqu’à la dernière réforme liturgique, elle était célébrée le troisième dimanche après l’Épiphanie.  Maintenant elle fait partie de l’Octave de Noël, étant célébrée le dimanche après Noël, ou simplement un jour de semaine, c’est-à-dire le 30 décembre, si Noël tombe un dimanche et qu’en conséquence le dimanche suivant est le 1 janvier.  Il s’agit donc simplement maintenant de donner une tonalité particulière à l’un des jours dans l’octave de Noël.

 

            Il s’agit en fait d’un aspect du mystère de l’Incarnation.  Nous naissons tous  à l’intérieur d’une famille.  Le Verbe de Dieu, en se faisant homme a assumé cette dimension de la condition humaine.  C’est ce mystère que nous célébrons.  La famille a pris un grand nombre d’expressions à travers les âges, selon les cultures.  Chaque fois qu’un prédicateur veut trouver dans la vie de Jésus avec Marie et Joseph à Nazareth un modèle pour un enseignement moral ou moralisant sur la vie familiale, il ne fait que transposer sa propre vue de la famille dans sa lecture des premiers chapitres des Évangiles.  En fait les Évangélistes n’ont pas jugé bon de nous décrire ces années de la vie de Jésus, et les quelques récits de l’enfance sont plutôt des expressions de la foi post-pascale. Quant Luc, par exemple, met dans la bouche de Jésus la parole : « Il faut que je sois aux affaires de mon Père », et qu’il dit que Marie ne comprenait pas ce qu’il voulait dire, il exprime l’attitude et la non compréhension des disciples après l’Ascension, lorsque Jésus les a quittés pour retourner à son Père.

 

            En réalité chaque fois qu’il est question de la famille, tout au long de la vie publique de Jésus, c’est pour souligner le fait que la famille est un lieu de passage dont il faut un jour sortir pour s’ouvrir à la grande famille universelle. C’est le sens en particulier de la scène difficile à interpréter où l’on dit à Jésus que sa mère et les autres membres de sa famille sont là et veulent le voir et qu’il répond : « Qui est ma mère ? – Qui sont mes frères et mes soeurs ? »

 

            Si, dans l’appartenance à une communauté ou à un groupe, on cherche d’abord un chaud sein maternel où l’on sera protégé de tout ce qui se passe à l’extérieur, on sera facilement déçu et déprimé dès qu’on rencontrera les tensions inévitables en toute relation humaine.  Si, au contraire, cette appartenance est le point d’appui pour s’élancer dans une communion plus ouverte et plus universelle, toute tension sera vécue comme un nouveau défi et comme une source de croissance.

 

            La relation familiale est une relation dynamique.  La famille est dans une certaine mesure un lieu de passage. En ce sens elle est « éclatée » de par sa nature.  Avec Jésus la famille prend un sens tout à fait nouveau.  Elle n'est plus, pour chacun des membres qui lui appartiennent, le cœur du monde, auquel tout doit être rapporté et rattaché.  Elle est éclatée.  Elle est le lieu dont on sort pour entrer dans le monde -- un lieu de passage et d'initiation à l'univers.  C'est le glaive qui sépare le cœur de Marie en deux. Son cœur sera divisé entre le Fils qu’elle possède et le Fils qu'elle perd lorsqu'il lui échappe, d’abord au Temple, à l'âge de douze ans, et ensuite lorsqu'il la quitte vers l'âge de trente ans, alors qu'elle est sans doute déjà veuve, et finalement lorsqu'il se fait crucifier.  Ce cœur divisé de Marie est tout de suite re-soudé dans l'amour universel qu'elle partage avec son Fils.

 

            Si la famille est un lieu de passage,  c'est parce que c’est à travers elle qu'on pénètre dans le monde.  Il faut en sortir un jour pour prendre sa propre place dans la société.  De même l'appartenance à un peuple ou à une nation, devrait être l'introduction à la grande famille humaine plutôt que de conduire à un nationalisme étroit et aveugle.  Des moments de rupture sont nécessaires à la croissance, tout comme la sortie du sein maternel est nécessaire à la naissance.

 

            Chaque fois qu’un groupe humain – que ce soit un couple, une communauté ou une nation – se referme égoïstement sur lui-même, les conflits internes deviennent ingérables et conduisent soit à l’éclatement du groupe soit à l’exportation des conflits dans des querelles ou des guerres avec les autres groupes ou nations.  À l’opposé, chaque fois qu’un groupe humain est ouvert à la communion avec les autres groupes et à l’engagement avec eux dans un projet commun, il arrive facilement à gérer ses conflits internes.

 

            N'y a-t-il pas là un message important pour notre temps, où alors même que la famille éclate dans un autre sens, plutôt négatif, et qu'on refuse même souvent de la former -- en même temps, un vent de repliement sur soi souffle sur les groupements humains à tous les niveaux.  Des nations entières, et pas des moins puissantes, développent à nouveau des attitudes tribales d'agression en même temps que d'isolement, que l'on croyait appartenir aux millénaires passés.  L’agression militaire massive et terroriste d’Israël contre la bande de Gaza ces dernières heures en est un exemple frappant.  L’État moderne d’Israël, sans être particulièrement religieux, perpétue l’attitude de l’Ancien Testament à l’égard de quiconque n’appartenait pas à la famille, au clan, à la nation. Seul le message de Jésus sur l’amour universel et le respect de l’autre peut faire sortir de cette spirale de violence qui utilise un terrorisme massif pour répondre au terrorisme d’en face. La même chose se produit au niveau des collectivités ou communautés plus restreintes.

 

            Une première leçon qu’on peut tirer de la Fête d’aujourd’hui est celle que toute famille, que ce soit la famille nucléaire ordinaire, ou que ce soit une famille monastique comme celle que nous formons ici à Scourmont, ne peut approfondir sa cohésion intérieure que si elle est en même temps solidement intégrée dans l’Ordre cistercien et l’Église locale aussi bien que dans la grande communauté ecclésiale et dans la société civile où elle se trouve établie et si elle sait respecter et intégrer les traditions et les coutumes de l'une et de l'autre. 

 

Armand VEILLEUX

 

 

           

 

 


 

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