Chapitre à la Communauté de Scourmont

10 août 2008

 

Stabilité et déracinement

 

            Quelqu’un a mis sur la table de lecture ces derniers jours une feuille rapportant des propos très forts du Cardinal Martini sur la situation actuelle de l’Église (paroles prononcées durant une retraite à des prêtres). Cela m’a intéressé non seulement parce que, comme vous le savez, j’ai depuis longtemps un grand estime pour Martini – à la fois grand exégète et pasteur éclairé -- , mais aussi parce que j’ai lu récemment une description de ses armoiries, qui m’a semblé très intéressante.

 

            Les armoiries du Cardinal Martini portent un arbre aux longues racines, mais sans contact avec la terre. Au dessus, on peut lire une inscription en hébreu signifiant : Déraciné, il fleurit encore.  Et le Cardinal Martini commentait lui-même : « Par le voeu d’obéissance que fait le jésuite, il ne peut se lier à un lieu quelconque ou à un rôle particulier, mais où qu’il soit appelé pour accomplir son ministère, il doit fleurir, porter du fruit. » (cf. Gabriel ISPÉRIAN, « Qui est le cardinal Martini ? », dans Christus, nº 216, Octobre 2007, p. 473).

 

            La lecture de cet article a été ma « lecture de table » lorsque je mangeais seul à l’hôtellerie, durant la Visite Régulière que j’ai faite récemment à l’abbaye de La Paix à Chimay.  J’ai donc fait tout de suite le lien entre cet approche du jésuite qu’est Martini et le voeu de stabilité du moine ou de la moniale vivant selon la Règle de saint Benoît.

 

            Paradoxalement, le voeu de stabilité que fait le moine vivant selon la Règle de saint Benoît n’a pas un sens tellement différent de ce que décrit le Cardinal Martini pour le jésuite. La Règle de saint Benoît ne parle d’ailleurs pas de stabilité dans un lieu.  Elle parle de stabilité dans la communauté (stabilitas in congregatione) ; et cette promesse de stabilité dans la communauté s’accompagne d’une promesse de conversion de vie et d’obéissance.

 

            Le vrai moine est un déraciné.  La stabilité monastique implique elle-même un déracinement.  Afin de s’attacher au Christ – à l’amour duquel rien ne doit être préféré – le moine doit renoncer à sa famille, aux possessions matérielles qu’il pouvait avoir, à sa terre, à son rang social, à sa volonté propre.  Il doit être totalement déraciné afin d’être planté dans le jardin du Seigneur. C’est dans la mesure même où il s’est laissé déraciner qu’il peut être enraciné de façon stable dans l’amour du Seigneur.

 

            La stabilité qu’il promet dans sa communauté doit être assez forte pour lui permettre de se laisser constamment déraciner.  Au sein de sa  communauté il pourra être appelé à remplir divers services en se gardant bien de laisser ses racines s’accrocher aux rocailles souterraines de sa volonté propre et de sa satisfaction personnelle. De vacher il pourra devenir maître des novices pour être ensuite abbé avant de devenir réfectorier, par exemple.  Si ses racines s’accrochent durant chacun de ces services, il sera le premier à en souffrir et il en fera probablement souffrir les autres. Il est important dans la vie monastique d’apprendre très tôt à remplir toutes sortes de tâches sans s’identifier à aucune.  D’ailleurs nous perdons notre identité propre dès que nous nous identifions à une tâche, si importante soit-elle.

 

            Bien plus la stabilité du moine dans sa communauté pourra l’appeler à rendre service ailleurs, soit provisoirement, soit définitivement, au nom de sa communauté qui l’envoie dans ces missions.  Si ses supérieurs envoient un moine dans une autre communauté comme Père Maître – ou dans une communauté de moniales comme aumônier -- ou si les moines d’une autre communauté de moines lui demandent d’être leur abbé, compte tenu du fait que nos communautés appartiennent à une grande communauté de communautés appelée un Ordre, en acceptant ce service il met en exercice ses trois promesses de stabilité dans la communauté, de conversion de mes mœurs et d’obéissance.

 

            Je dois dire aussi qu’au moment où je lisais ce texte sur Martini et où je faisais ces réflexions, je pensais aux moniales des trois communautés de notre Ordre, qui sont en train d’être déracinées de la communauté où elles ont fait leur voeu de stabilité pour être transplantées dans une autre communauté en voie de formation – sans compter les étapes provisoires. C’est évidemment une façon un peu tragique de vivre son voeu de stabilité ; et ces communautés ont certes besoin de notre solidarité dans la prière.

 

            Finalement il s’agit toujours de vivre ici-bas comme pèlerins.  Comme le dit la Lettre aux Hébreux : Nous n’avons pas ici-bas de cité permanente, mais nous recherchons celle de l’avenir  (Hébreux 13:14). Il est d’ailleurs intéressant de voir que cette affirmation se trouve à fin de la Lettre, dans une recommandation sur la vie communautaire. L’auteur explique comment le Christ, pour sanctifier le peuple, a souffert en dehors de la porte de la cité sainte.  Il en conclut que nous devons nous aussi sortir (de nous-mêmes) pour aller à sa rencontre au-dehors. Ce qu’on fait selon lui par l’obéissance et par l’entraide communautaire.  C’est une autre façon de reprendre les paroles de Jésus lui-même qui disait : « si quelqu’un ne se renonce pas á lui-même – ce qui revient à dire : s’il ne sort pas de lui-même – il ne peut être mon disciple ».  Être disciple veut dire « marcher à la suite de ». Pour marcher à la suite du Maître, il faut sans cesse sortir de soi-même, et se laisser sans cesse transplanter.

 

            Un moine peut être stable dans la mesure où il est vraiment déraciné.

 

 

Armand VEILLEUX

 

 


 

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