Chapitre du 6 avril 2008 -- 3ème dimanche de Pâques


Nos coeurs ne sont-ils pas brûlants au dedans de nous ?

 

En ce temps pascal, toutes les lectures bibliques sont non seulement d'une grande richesse, mais on y sent toute la fraîcheur des débuts. Elles nous décrivent les premières années de l'Église, à l'époque où celle-ci est encore un " mouvement " plein de fraîcheur et pas encore une institution.

Tous les Évangiles des dimanches après Pâques et aussi celui de la Pentecôte sont tirés de l'Évangile de saint Jean, sauf celui d'aujourd'hui, qui est de saint Luc. C'est toujours un plaisir de lire un texte de Luc, parce qu'en plus du contenu théologique qu'on trouve dans ses récits, Luc est un excellent écrivain. Ses récits, dont chaque détail comporte une signification symbolique, sont admirablement bien construits. Tout comme il annonçait tous les grands thèmes de son Évangile dans les deux premiers chapitres, sous la forme de récits relatifs à la naissance et à l'enfance de Jésus, de même, vers la fin de son Évangile (qu'il appelle son " premier livre "), il annonce dans les récits d'apparitions de Jésus, tous les grands thèmes de la vie de l'Église primitive, qu'il décrira dans les Actes des Apôtres, qu'il appelle son " deuxième livre ".

Luc rapporte trois apparitions de Jésus le jour même de Pâques: 1) celle aux femmes qui furent les premières à avoir le courage de venir au tombeau de grand matin; 2) celle aux deux disciples qui avaient décidé de retourner à leur village et à leurs occupations; 3) celle aux Douze qui étaient encore paralysés par la peur dans l'endroit où ils s'étaient enfermés.

La rencontre avec les deux disciples d'Emmaüs a inspiré plusieurs artistes au long des siècles. Mais je crois que la plupart des peintures connues représentent le Christ à table avec les deux disciples, dans la salle à manger de l'hôtel plutôt que sur la route. Personnellement j'ai toujours été fasciné surtout par leur rencontre sur la route.

En réalité, bien que ce que décrit Luc a probablement un fondement historique, ce qui l'intéresse n'est pas de décrire dans les détails un événement particulier. Il ne faut pas beaucoup de réflexion ni un grand effort d'analyse pour se rendre compte que ce que Luc décrit dans ce passage c'est la vie de la première communauté chrétienne qui poursuit ses occupations ordinaires après la mort et la résurrection de Jésus, mais qui continue de sentir sa présence: 1) à travers le partage de la Parole et la catéchèse, 2) à travers la fraction du pain et 3) à travers la profession de foi. Luc ne raconte pas ici un miracle de puissance, mais plutôt un événement qui réjouit l'esprit et réchauffe le coeur.

Essayons pour un instant d'imaginer ce que ressentait la communauté chrétienne (représentée ici par les deux disciples) après la mort de Jésus. La vie de Jésus avait été très déconcertante pour eux. Il était apparu comme un jeune prophète ayant tous les signes du Messie; il avait parlé comme personne d'autre, il était passé en faisant le bien et en opérant des miracles; mais tout cela avait duré bien peu de temps. On l'avait mis à mort. Une phrase du récit exprime bien leur déception: "Nous pensions que c'était lui..."

Dans notre vie à chacun d'entre nous il y a certainement eu des moments où nous avons fait l'expérience vive de la présence du Christ. La certitude absolue de cette présence nous a donné la force de nous engager, comme Chrétiens, et puis de venir au monastère. Et puis il y a eu probablement d'autres moments où rien ne semblait plus être clair ou certain. N'avons-nous pas eu envie de dire à ce moment-là: "Nous pensions que c'était lui..."? Nous pensions faire sa volonté, nous pensions qu'il serait avec nous pour toujours. Nous nous attendions à faire sans cesse l'expérience de sa présence. Et maintenant, c'est le troisième jour, le troisième mois, la troisième année, ou la trentième année... Et si nous sommes peut-être tristes à certains moments et si quelqu'un nous demande pourquoi nous sommes si tristes, nous aurons envie de répondre: "Tu es bien le seul ici à ne pas savoir que tout va mal... dans le monde, dans l'Église, dans ma vie"...

L'Évangile d'aujourd'hui nous rappelle l'importance du souvenir, qui est l'attitude chrétienne fondamentale ("Faites ceci en mémoire de moi..."). Il nous rappelle que chaque fois que, dans un moment de doute et d'épreuve, nous avons le courage de dire: "Je pensais que c'était Lui"... chaque fois, Il est là, marchant à nos côtés sur le chemin, réchauffant nos coeurs, ouvrant nos yeux à la compréhension des Écritures -- pas seulement la Bible, mais aussi les Écritures de notre existence --, et nous conduisant au partage du pain avec nos frères et nos soeurs, nous amenant à Le reconnaître dans ce partage.

J'ai été frappé ce matin par la fin de l'homélie de saint Grégoire le Grand que nous avons lue au troisième nocturne. Saint Grégoire y parle de l'hospitalité, comme d'un moyen de reconnaître et de rencontrer le Christ. L'Évangile dit que les disciples reconnurent Jésus dans la fraction du pain. Alors que la plupart des commentaires - aussi bien patristiques que modernes - y voient tout de suite un allusion à l'Eucharistie, impliquant que les disciples reconnurent ce que Jésus avait fait à la dernière Cène (encore que les disciples d'Emmaüs n'avaient sans doute pas été à la dernière Cène, où n'étaient que les douze apôtres), saint Grégoire a une toute autre interprétation. Il voit la révélation par le Christ de sa présence, comme un fruit de l'hospitalité qu'on lui offre. " Il a daigné se laisser reconnaître au moment où on lui offrit à manger ". Et Grégoire de conclure : " Aimez rendre l'hospitalité, frères bien-aimés, aimez pratiquer la charité. " -- Évidemment, j'ai fait tout de suite la référence avec le livre de Pierre de Béthune sur l'hospitalité interreligieuse, que nous lisons actuellement au réfectoire.

Nous sommes les disciples de Jésus... Nous sommes tous en route vers Emmaüs. Nous nous racontons les uns aux autres ce qui s'est passé... ou ne s'est pas passé. Parce que nous avons le courage de faire cela, en mémoire de lui, il est là sur le chemin, marchant à nos côtés. Il est l'un d'entre nous; il est chacun de nous. Il est ce que chacun de nous doit être pour l'autre... "Nos coeurs ne sont-ils pas brûlants au dedans de nous ? "

Armand Veilleux


 

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