27 janvier 2008
Chapitre à la Communauté de Scourmont


Renoncer à tout pour suivre le Christ


L'Évangile d'aujourd'hui comporte deux parties. Il y a tout d'abord la décision de Jésus de se retirer en Galilée, après avoir appris l'arrestation de Jean-Baptiste. Ce détail nous apporte une lumière intéressante sur l'humanité du Christ. Jésus eut, comme chacun de nous, à prendre toute une série de décisions après un discernement humain, pesant le pour et le contre des situations. Il avait quitté sa Galilée natale pour venir en Judée ; il était allé se faire baptiser par Jean, puis il s'était retiré au désert. Jean lui avait envoyé ses propres disciples, et puis Jean avait été mis en prison. Jésus jugea préférable de retourner en Galilée et de s'établir à Capharnaüm, et de commencer là ses appels à la conversion. Et cela nous amène à la deuxième partie de notre Évangile d'aujourd'hui, l'appel des premiers disciples, qu'il est important pour nous d'examiner un peu, car cela nous apporte des lumières sur notre propre vocation.

Lorsque Pierre et son frère André, répondant à l'appel de Jésus, quittèrent tout et le suivirent, ils prenaient un énorme risque. De leur temps même, d'autres prophètes étaient venus, se présentant comme le Messie, et beaucoup les avaient suivis, simplement pour se rendre compte plus tard qu'ils avaient été induits en erreur et s'étaient trompés. D'une certaine façon, les Disciples eurent de la chance ! Celui qu'ils suivirent était le Messie.

Et ils furent si heureux d'avoir fait le bon choix que plus tard, se rappelant le moment de leur premier appel, ils l'embellirent. Chacun d'eux le rapporte à sa façon, décrivant un contexte différent (soit en Judée, soit en Galilée). Ils tendent tous à donner l'impression que leur réponse fut immédiate et définitive. En réalité nous savons par le reste de l'Évangile, qu'ils hésitèrent considérablement et qu'ils n'abandonnèrent leurs occupations qu'après la Résurrection. Mais en télescopant ainsi les événements en un seul épisode, ils soulignent le point essentiel, qui est le pouvoir qu'a l'appel de Dieu, une fois qu'il a été reconnu et accepté, de mobiliser toutes les énergies humaines.

La façon dont Jésus appela ses disciples est caractéristique du nouveau style adopté par le jeune rabbin Jésus. Il ne réunit pas ses disciples autour de lui à la façon des rabbins contemporains et des directeurs d'écoles. Il ne sera pas un professeur trônant sur sa chaire, avec une foule fervente de disciples à ses pieds. Il sera un rabbin itinérant, voyageant constamment vers les pauvres et les égarés. Ce qu'il demandera a ses disciples ne sera pas des oreilles bienveillantes ou un regard enthousiaste, mais plutôt la volonté de se mettre sur les routes et d'aller au-devant des autres, le courage de rencontrer l'autre là où elle est ou là où il est, aux frontières les plus éloignées. L'Évangélisation ne sera pas l'affaire de cercles clos réunis dans un ensemble commun de croyances autour du même maître. Elle consistera à sortir de soi-même vers la rencontre de l'autre. (Cela n'est pas sans importance dans le contexte de la Semaine de prière pour l'Unité des Chrétiens, qui vient de se terminer).

Il y a deux phrases dans ce bref récit de Matthieu qui, dans leur concision, nous apportent énormément de lumière sur le sens de notre engagement à la suite du Christ. Jésus appelle d'abord les deux frères, Simon et André, leur disant qu'ils feraient d'eux des pêcheurs d'hommes. Alors, dit presque laconiquement Matthieu, " laissant leurs filets, ils le suivirent ". Puis il appelle Jacques et Jean qui sont dans la barque avec leur père. Alors, dit Matthieu, tout aussi laconiquement : " laissant là leur barque et leur père, ils le suivirent. "

Nous avons entendu à la fin du troisième nocturne des Vigiles, l'homélie de Grégoire le Grand commentant cet Évangile et expliquant que ce qui est important dans les renoncements que nous faisons pour suivre le Christ, ce n'est pas ce à quoi nous renonçons (que nous ayons beaucoup ou peu à quoi il faille renoncer), mais l'attitude de notre coeur.

Cela m'a donné l'idée de revoir, après les Vigiles, un ensemble de textes du monachisme pachômien sur le renoncement, que j'avais recueillis dans un article il y a un peu plus de vingt-cinq ans.

Le renoncement non seulement à tout ce qu'on a mais aussi à nous-mêmes est si important dans la vie " à la suite du Christ ", que dans le monachisme primitif que l'adjectif " renonçant ", transformé en substantif devient l'un des noms du moine. Un moine est un " renonçant " (un apotaktikos), c'est-à-dire quelqu'un qui a renoncé, afin de se donner.

Saint Pachôme, sur son lit de mort, résume toute sa vie, sans fausse humilité, en disant : " J'ai marché au milieu de vous en toute humilité et renoncement ".

Son biographe, décrivant la période qu'il passe avec son maître Palamon, dit : " Ils marchaient dans un grand renoncement, car tout ce qu'ils acquéraient par leurs travaux manuels ils le donnaient, sauf leur strict nécessaire... Ils vivaient dans un grand renoncement, ne se réservant rien, sauf deux pains quotidiens et un peu de sel ".

Et quand il reçoit son premier groupe de disciples, le biographe dit que " il s'entretint avec eux pour savoir s'ils pourraient se séparer de leurs parents et suivre le Christ ". Et, plus tard, cela passera dans la Règle pachômienne :

" Si quelqu'un se présente à la porte du monastère avec la volonté de renoncer au monde et d'être compté parmi les frères [bien noter les deux éléments : renoncement et don de soi à une communauté]... [on examine] s'il peut renoncer à ses parents et mépriser ses richesses.

Une fois qu'on est entré au monastère et qu'on pense avoir renoncé à tout, il y a encore énormément de choses auxquelles il faut de nouveau tout au long de notre vie, renoncer. L'un des successeurs de Pachôme, Horsièse, met longuement en garde les supérieurs et tous ceux qui ont une charge dans la communauté de la tentation de détourner à leur usage privé des objets appartenant à la communauté. Un autre de ses successeurs, Théodore, est sensible à une autre forme du danger de vouloir posséder. Il déplaçait souvent les supérieurs d'une communauté à une autre pour qu'ils ne s'attachent pas aussi bien aux réussites spirituelles qu'ils pensaient avoir obtenues dans leur ministère qu'aux édifices qu'ils pouvaient avoir construits. (On est alors un peu loin de la stabilité bénédictine, mais l'esprit de détachement que cette coutume impliquait est toujours d'actualité).

Il faut toujours revenir à la phrase du Christ : " Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renonce lui-même, qu'il prenne sa croix... "

Cette mention de la Croix revient à la fin de la seconde lecture de Paul aux Corinthiens de la messe d'aujourd'hui, où Paul dit qu'il a été envoyé non pour baptiser mais pour prêcher l'Évangile, et sans recours à la sagesse humaine, " ce qui - dit-il - viderait de son sens la croix du Christ.

Efforçons-nous donc, dans notre vie de chaque jour, d'être fidèles à tous les " renoncements " que nous avons faits pour suivre le Christ, afin, précisément, de ne pas vider de son sens la croix du Christ.


 

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