1 février
2004 – Chapitre à la Communauté de
Scourmont
La
renonciation à la charge abbatiale (Cst. 40)
ou
savoir « lâcher prise »
Dans ce petit
commentaire des Constitutions de notre Ordre, que je fais, semaine après
semaine, avec un bon nombre d’interruptions, j’essaie de percevoir en chaque
prescription juridique un enseignement qui vaut non seulement pour la ou les
personnes à qui s’adresse directement cette prescription, mais aussi pour
tous. C’était d’ailleurs mon approche
dans mon petit commentaire de la Règle de saint Benoît.
La brève Constitution
que je vais commenter aujourd’hui et qui concerne la démission de l’abbé, peut
facilement susciter des réflexions ayant un intérêt beaucoup plus général. À part les trois brefs statuts qui l’accompagnent,
cette Constitution, au moins dans notre édition française, ne comporte qu’une
seule ligne de texte :
Pour un juste motif l’abbé peut présenter sa démission au Chapitre
Général
De par sa nature, une
démission est une chose entièrement libre, au point que si elle n’était pas
libre elle serait invalide. L’abbé a
reçu, à travers l’élection par sa communauté, une tâche pastorale qu’il a
librement acceptée parce qu’il lui a semblé que cette élection exprimait pour
lui la volonté de Dieu. Lorsqu’à travers
différents indices il perçoit qu’un changement pourrait être bon soit pour la
communauté, soit pour lui-même, il présente sa démission.
Ce n’est pas un geste
nécessairement facile. En effet, dans la
mesure même où il s’est donné avec générosité à sa communauté, il a développé
un réel amour pour celle-ci, et le service qu’il lui a rendu comme abbé est
devenu partie de lui-même. Qu’il y ait
un certain déchirement dans le fait d’abandonner ce service, surtout si on le
remplit depuis de nombreuses années, est normal ; et le contraire serait
plutôt inquiétant.
Autre chose est
s’identifier à sa tâche ; autre chose est vivre une tâche avec tellement
d’intensité qu’elle est devenue partie de nous-même. Celui qui s’est identifié à son rôle d’abbé,
au point qu’il est devenu l’abbé, qui
s’appelle Un Tel, est facilement brisé lorsque les circonstances l’amènent à
démissionner. Celui qui est resté
lui-même, qui est Un Tel, qui remplissait de son mieux le ministère de l’abbé,
ressent sans doute une certaine douleur à abandonner ce ministère, mais reste
Un Tel, la personne qu’il était, et n’est nullement brisé. Il peut au contraire trouver dans ce moment
de passage dans sa vie, une occasion de nouvelle croissance, aussi bien humaine
que spirituelle.
Et cela est vrai de
nous tous, quelles que soient les tâches petites ou grandes que nous
remplissons soit dans la communauté, soit dans
l’Église, ou même dans la société.
L’important est d’arriver assez tôt dans la vie à une identité
personnelle très claire, qui fait que l’on puisse assumer divers rôles, même
des rôles nombreux, sans nous y identifier.
Nous sommes la personne qui a aujourd’hui ces rôles, importants ou non,
qu’elle pourra ne plus avoir demain, et qui demeure la même personne lorsqu’elle
y renonce ou qu’ils lui sont enlevés.
Une démission peut
survenir lorsqu’on se rend compte que la situation précise qui nous a fait
élire n’existe plus, que l’on a accompli la tâche qu’on attendait de nous et
qu’on peut et même que l’on doit laisser la place à un autre. On peut alors se
retirer avec le sentiment de « mission accomplie ». Il se peut aussi que l’on doive se rendre
compte qu’on n’était pas fait pour cette tâche, ou qu’en tout cas on n’était
pas -- ou on n’est plus -- la personne qu’il
faut. Il faut alors être capable de
reconnaître son échec. Il ne faut pas
plus s’identifier à son échec dans le second cas, qu’il faut s’identifier à son
« succès » dans le premier
cas. Nous ne sommes ni succès ni
échec. Nous sommes une
« personne » qui a des succès et des échecs et une vie normale est une
longue litanie des uns et des autres.
Une grande partie de la
croissance spirituelle, comme d’ailleurs de toute croissance humaine, consiste
à savoir « lâcher prise » ;
ne pas s’accrocher ni à rien ni à personne. N’est-ce pas le sens de la phrase de
Jésus : « Celui qui ne se renonce pas à lui-même ne peut pas
être mon disciple » ?
Mais « lâcher
prise » ne veut pas dire se décourager et se déprimer à la moindre
difficulté. Notre Constitution dit qu’il
faut un « juste motif » pour que l’abbé démissionne ; et il faut
donc aussi un juste motif pour que sa démission soit acceptée. Et comme, par son élection, il a assumé une
responsabilité collégiale sur l’ensemble de l’Ordre, il est normal que ce soit
au Chapitre Général qu’il présente sa démission. Je crois que c’est à très juste titre que
nous avons maintenu cette règle lors du dernier Chapitre Général, où il était
proposé que ce soit à l’Abbé Général qu’on la présente. Il est certain que la plupart des démissions
seront toujours présentées entre les Chapitres Généraux ; elles seront alors présentées à l’Abbé
Général, mais celui-ci agira alors au nom du Chapitre Général et non pas en sa
qualité personnelle d’Abbé Général. Il
est important de maintenir cette dimension de collégialité.
De même, il est prévu que
les supérieurs proches (géographiquement) soient consultés, si cela semble
opportun, avant l’acceptation d’une démission.
C’est une autre façon d’exprimer la coresponsabilité pastorale. Évidemment, la communauté, qui est la
première concernée doit aussi être consultée, à moins de circonstances
exceptionnelles qui rendent cette consultation inopportune.
La situation peut se
présenter où une démission est devenue opportune ou même nécessaire, sans que
l’intéressé ne s’en rende compte, ou sans qu’il soit prêt à faire le pas. C’est alors le rôle du Visiteur
principalement et, éventuellement de l’Abbé Général et aussi d’autres abbés et
abbesses qui lui sont proches, de l’amener à voir la situation et à prendre la
bonne décision. Il faut surtout veiller
à ne pas brouiller la ligne de démarcation très nette qu’il y a et qui doit
toujours demeurer entre une démission, qui de sa nature est entièrement libre,
et une « déposition » pour des motifs graves qui, elle est une chose
extrêmement rare.
Le premier statut qui
suit cette Constitution demande à l’abbé d’offrir sa démission lorsqu’il
atteint l’âge de 75 ans (comme doivent faire aussi les évêques – mais pas les
papes !). Il est évident que
certaines personnes, à cet âge, son encore en pleine forme et pourraient
continuer dans leur tâche durant encore plusieurs années. Mais c’est aussi l’âge où, pour la plupart
des personnes, les forces peuvent commencer à diminuer rapidement. Il a donc semblé à l’Église plus simple de
déterminer un âge où tous démissionnent normalement. Ceux qui sont encore en pleine forme peuvent
remplir alors bien d’autres services.
Certains deviennent supérieurs ad
nutum, comme certains évêques démissionnaires deviennent assistants de
jeunes évêques (ou même auxiliaires).
De toute façon, plus on
avance en âge (même longtemps avant les 75 ans), plus il faut apprendre à
lâcher prise à l’égard de beaucoup de choses.
La présence dans une communauté d’un ancien abbé qui donne l’exemple
d’une personne libérée et pacifiée, est très précieuse. Il y a sans doute des situations où un
éloignement provisoire de l’ancien supérieur peut être opportune, mais il
serait injuste d’en faire une règle. La
place d’un abbé démissionnaire est dans la communauté qu’il a servie comme abbé
et qu’il continue de servir autrement.
J’aime beaucoup une
image tirée du poème L’Odyssée d’Homère, où Ulysse,
après avoir parcouru les mers, doit finalement apprendre à planter sa rame dans
le sol, sur le rivage.
Pour chacun de nous
l’entrée dans notre patrie céleste surviendra lorsque, notre voyage terrestre
terminé, nous lâcherons totalement prise après avoir planté notre rame dans le
sol. Avant d’arriver là, nous aurons dû,
si nous voulons atteindre un degré suffisant de paix et de sérénité, apprendre
à lâcher prise à l’égard de bien des
choses.
Ce que fait l’abbé qui
offre sa démission, chacun de nous doit le faire chaque jour
de mille et une façons. L’important
est de toujours le faire consciemment et sereinement et non pas de le subir.
Armand VEILLEUX