4 janvier
2004 – Chapitre à la Communauté de Scourmont
La
durée de l’abbatiat (Cst. 39, suite)
C’est aujourd’hui la
solennité de l’Épiphanie, mais étant
donné que je donnerai l’homélie à la Messe, au cours de laquelle je parlerai de
ce Mystère, je puis me permettre de reprendre, au Chapitre, mon commentaire des
Constitutions de l’Ordre – tout en soulignant que dans ce commentaire je ne
m’attarde pas tellement aux aspects techniques et juridiques, mais bien à la
spiritualité qu’exprime et transmet le texte des Constitutions.
Nous en étions à la
Constitution 39, qui traite de l’élection de l’abbé, et nous avions déjà vu
toute la partie qui traite de la modalité de l’élection et des conditions pour
être élu. Il reste à traiter de la
question de la durée du mandat, qui fut l’une des premières questions traitées
au Chapitre Général de 1969, où l’Ordre se lança dans le programme de renouveau
demandé par le Concile Vatican II.
Plus j’y réfléchis,
plus je me rends compte à quel point tout cet effort de renouveau que l’Ordre
poursuit depuis 35 ans a été sous-tendu par une prise de conscience très vive
de la dimension cénobitique de notre vie cistercienne et donc de l’importance
capitale de la communauté. On peut dire que cette préoccupation
communautaire revient sans cesse, dans tous les documents et statuts rédigés
dans l’Ordre depuis cette époque jusqu’à aujourd’hui. Et, paradoxalement, on doit constater que
chaque fois que des oppositions se sont manifestées à cette évolution, elle
venait d’une crainte – non fondée – que l’insistance sur la
« communauté » ne diminue le rôle donné dans la tradition bénédictine
à l’abbé. Je dis bien « crainte non
fondée » ; car la conception
bénédictine de la communauté inclut l’abbé, qui fait partie de la communauté et
a un rôle en son sein, mais n’est pas ni en dehors ni
au-dessus de la communauté.
Donc, l’une des
questions qui se posait à l’Ordre, en application des documents conciliaires,
était la durée de l’abbatiat. On avait
alors l’abbatiat ad vitam, que l’on
considérait comme la tradition de l’Ordre.
En réalité, si l’on regarde l’histoire de l’Ordre, on s’aperçoit que,
dès les premiers siècles de l’Ordre, il n’était pas rare qu’un abbé
démissionne, pour diverses raisons. Ce
qui veut dire que la conception était que l’abbatiat devait durer aussi
longtemps que cela était bon pour la communauté et pas plus longtemps. Il y avait donc de longs abbatiats et même de
très longs abbatiats ; mais il y
avait aussi de fréquentes situations où après un type d’abbatiat qui
correspondait aux besoins de la communauté à un moment précis un abbé
démissionne, soit pour reprendre sa place dans le rang de la communauté, soit
pour servir une autre communauté. En
réalité, la situations traditionnelle correspondait probablement plus à ce que
nous appelons actuellement l’abbatiat ad
tempus non definitum qu’à l’abbatiat ad
vitam (ce qui était une idée plutôt liée à la mentalité
« monarchique » qui avait marqué la restauration monastique en France
au XIXème siècle).
Au Chapitre Général de
1969, après avoir dialogué sur ce sujet et entendu l’expérience de la
Congrégation de Subiaco racontée par Dom Braso, son président, le Chapitre vota,
par un vote très majoritaire de supprimer l’abbatiat à vie et d’adopter
l’abbatiat pour un temps non déterminé.
L’idée fondamentale derrière cette décision était que l’abbé est au
service de la communauté et que ce service doit durer aussi longtemps – mais
pas plus longtemps – que cela est bon pour la communauté. Dans certains cas cela peut être 25, 30 ou
même 50 ans. Dans d’autres cas cela peut
être 6 ou 10 ans.
« Tempus non
definitum » implique donc « tempus definiendum » ; c’est-à-dire qu’il faut prévoir selon quelles
modalités on déterminera quand sera venu le temps pour une abbé de donner sa
démission afin de permettre qu’une communauté se choisisse un nouvel abbé. La première réponse était que pour cela les
mécanismes existant dans l’Ordre – en particulier la Visite Régulière –
suffisaient. D’autres désiraient une
consultation périodique de la communauté. Cela pourrait se faire de deux
façons : ou bien par un vote de confiance périodique, par exemple à tous
les six ans. Mais alors, on revient à la
mentalité pré-conciliaire, car dans un tel vote, toute l’attention est portée
non sur la communauté mais sur la personne de l’abbé ; et l’on se demande
s’il doit continuer ou non dans son service.
Ceux qui se faisaient les avocats de l’abbatiat temporaire, concevaient
que c’était une façon de centrer toute l’attention sur la communauté, permettant à celle-ci de se demander, périodiquement,
quelle était la personne qui, compte tenu de sa situation concrète, à ce
moment-là était le mieux adaptée à la guider dans la voie monastique du service
du Seigneur. Ce pouvait être la personne
exerçant alors ce ministère ou une autre.
Cette perspective de la
possibilité d’un abbatiat pour une période déterminée renouvelable fut laissée
à l’étude des communautés et des régions et fut reprise cinq ans plus tard, au
Chapitre Général de 1974. À ce Chapitre
il fut décidé que les abbés dans l’Ordre seraient élus pour un temps « non
déterminé » ; mais que les communautés qui le désireraient pourraient
choisir d’élire leur abbé pour six ans.
C’était une sorte de compromis, car l’opposition à l’abbatiat temporaire
était très forte. Et ceux qui s’y
opposaient mais n’avaient pas pu l’empêcher s’efforcèrent d’en rendre
l’application très difficile. C’est
pourquoi on aboutit à une législation assez compliquée. Pour qu’une communauté puisse élire un abbé
pour six ans, il fallait qu’elle en fasse la demande à l’Abbé Général avec une
majorité des deux tiers, et l’Abbé Général devait avoir l’accord de son
Conseil. Le besoin du recours à l’Abbé
Général fut supprimé plusieurs années plus tard, mais reste toujours la loi des
« deux tiers » qui fait que le cas s’est souvent présenté que la
majorité importante des membres d’une communauté désire élire leur abbé pour
six ans, mais que cela n’a pas pu se faire parce que cette majorité n’arrivait
pas aux deux tiers. Chez les moniales,
la situation est plus claire, et j’oserais dire plus juste, car il suffit de la
majorité absolue (plus de la moitié) pour choisir dans un sens ou dans l’autre.
En fait, ce qui est
important de voir en tout cela c’est que ce qui est en question n’est pas
tellement une question juridique, mais une conception de la communauté. Ce qui est un peu ironique c’est que, depuis
que l’option existe dans notre Ordre de ces deux modalités, on constate que,
statistiquement, les abbés élus pour un mandat de six ans renouvelable, restent
en fonction un peu plus longtemps que ceux élus pour un temps
non-déterminé ! Et, de toute façon,
on constate aussi, que, quel que soit le système choisi, lorsqu’une communauté
est en santé, la transition d’un abbatiat à l’autre se fait bien ; et que si la communauté n’est pas en santé,
la transition peut être pénible.
On en revient toujours
au primat de la santé de la vie communautaire et de la responsabilité qu’a
l’abbé, avant toute autre chose, de former un tissu communautaire en bonne
santé.