5 octobre 2003 – Chapitre à la Communauté de Scourmont

 

 

Le ministère de l’abbé (C. 33) (suite)

 

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L'abbé porte le souci pastoral du troupeau qui lui est confié; il manifeste à tous la bonté et la bienveillance du Christ, s'étudiant plus à être aimé qu'à être craint, s'adaptant au caractère de chacun et exhortant les frères à courir d'un cœur allègre et joyeux sur le chemin où Dieu les appelle. Pour chacun des frères, il prie Dieu assidûment.

 

            L’expression « troupeau » utilisée ici pour désigner la communauté monastique serait choquante à nos oreilles modernes si l’on parlait de l’abbé et de « son troupeau » ou même de l’abbé et de « sa communauté ».  Or nous avons déjà vu, en commentant la Règle qu’il y a en celle-ci un emploi très subtil de l’adjectif possessif dans la description des relations entre l’abbé et la communauté.  Si les moines peuvent parler de « leur » abbé, l’abbé ne peut pas parler de « ses moines » ou de « sa communauté », mais bien de « la communauté qui lui est confiée ». 

 

            En réalité l’expression « troupeau » qui est ici utilisée est une citation implicite des paroles de Jésus qui se déclare le bon pasteur et qui considère comme son troupeau tous ceux et celles qui lui ont été confiés par le Père.  L’idée sous-jacente demeure toujours que c’est le Christ qui est l’abbé de la communauté, et que le moine qui remplit pour un certain temps la charge d’abbé le fait en son nom.  Il est son vicaire et il a la responsabilité d’incarner au sein de la communauté la paternité du Christ sur la communauté.  C’est pourquoi on ne parle pas ici, dans la constitution que nous commentons, de l’abbé et de « son troupeau », mais de l’abbé et du troupeau – c’est-à-dire le troupeau du Christ, bon pasteur – qui lui est confié.

 

            Un certain nombre d’obligations découlent pour l’abbé de cette affirmation.  La première est qu’il doit manifester à tous « la bonté et la bienveillance du Christ.  Comment ? En « s'étudiant plus à être aimé qu'à être craint, s'adaptant au caractère de chacun ». --  Il n’est pas facile de remplir cette recommandation de la Règle tout en respectant de nombreuses autres recommandations de celle-ci qui fait à l’abbé l’obligation de rappeler aux frères les exigences de la vocation monastique et, au besoin, de corriger.  S’adapter au caractère de chacun est une exigence qui va de soi, mais qui suppose une connaissance et une confiance mutuelle.  Nous sommes tous sensibles, mais les uns le sont plus que les autres.  Et nos « points sensibles » ne sont pas les mêmes. 

 

            « S’efforcer d’être aimé plutôt que d’être craint » suppose chez l’abbé un certain degré de liberté et, disons, de maturité.  Si l’abbé a un grand besoin, peut-être « immature » d’être aimé, il aura facilement tendance à fermer les yeux sur des comportement négatifs et négligera de présenter les exigences de la vie monastique et de l’Évangile aux personnes chez qui cela pourrait occasionner moins d’affection ou d’estime à son égard.

 

            L’abbé a lui aussi son caractère et son tempérament.  Certains abbés sont très expansifs, rient constamment et créent facilement une atmosphère détendue.  D’autres, par tempérament ou par suite de leur éducation, sont moins expansifs, peut-être plus froids, tout en se « dégelant » dans des circonstances précises.  Il ne s’agit pas pour les uns et les autres de changer leur caractère, mais de trouver leur propre façon d’incarner, compte tenu de ce qu’ils sont, « la bonté et la bienveillance du Christ », à travers leurs actions avant tout.

 

            Il en va un peu comme pour les parents, dans une famille.  Il y a des parents qui disent constamment à leurs enfants qu’ils les aiment et qui multiplient les gestes extérieurs d’affection, comblant leurs enfants de cadeaux.  D’autres parents sont moins expansifs.  Pour eux, aimer consiste dans le fait que toute leur vie est donnée à leurs enfants.  Toute leur existence est consacrée à leur famille et il l’amour est une réalité si innée chez eux qu’ils trouvent presque artificiel de dire en mots ce qu’ils disent du matin au soir en actes.  Il me semble qu’aucune des deux attitudes n’est préférable en soi à l’autre.  Toute l’importance est d’être vrai.  Si l’on est pas libre on peut se rechercher soi-même aussi bien dans la première que dans la seconde.  La première peut être une façon indirecte de satisfaire son propre besoin de se faire aimer et la seconde peut être une façon indirecte de se réaliser soi-même dans les activités, si généreuses soient-elles.  Il n’est pas facile d’être libre, et on ne l’est jamais totalement.

 

            La seconde conséquence résultant du fait que l’abbé incarne dans la communauté la paternité qui est celle du Christ, est qu’il doit  « exhorter les frères à courir d'un cœur allègre et joyeux sur le chemin où Dieu les appelle »  On a encore ici la citation d’un beau texte de la Règle.  Un coeur allègre est un coeur léger, libre, non alourdi par des désirs contradictoire.  L’abbé doit exhorter les frères à courir sur le chemin où Dieu les appelle, c’est-à-dire la voie monastique, tout en tenant compte de l’appel particulier de chacun et de la grâce particulière que chacun a reçue. 

 

            Finalement on exhorte l’abbé à prier pour ses frères.  Non seulement prier est la meilleure chose que l’on puisse faire pour quelqu’un ;  mais il y a des situations où c’est la seule chose que l’on puisse faire.  Il arrive en effet des situations où l’on voit quelqu’un souffrir, sans trouver le moyen de diminuer sa souffrance ou de l’aider à la porter ;  ou encore que l’on voie quelqu’un prendre des orientations qui peuvent être autodestructrices, sans savoir comment l’en dissuader.  Ce sont des situations où l’on touche sa propre impuissance, et où le seul recours qui nous reste est la prière.

 

            La constitution parle de « prier pour chacun ».  Il ne suffit pas, en effet de prier pour la communauté en général.  Il faut prier pour chacun en particulier.  D’ailleurs parler à Dieu de chacun de ses frères est une excellente façon de leur être présent.  C’est pourquoi il ne suffit pas de le faire de temps à autre ;  cette prière doit être constante et assidue.