Chapitre du 13 juillet 2003 à la Communauté de Scourmont

Le jeûne (C. 28)

            À travers toute la grande Tradition monastique, l'élément le plus fondamental de l'ascèse monastique, après le célibat, est le jeûne.  Les deux ne sont d'ailleurs pas sans rapport.  Une personne choisit le célibat parce qu'elle se sent appelée utiliser ce moyen pour réaliser l'orientation de son coeur et de toute sa vie vers un seul but, une seule préoccupation et un seul amour.  Si l'on veut laisser croître au maximum en soi le désir de Dieu, il faut limiter la satisfaction de ses besoins.  C'est le sens de toutes les formes de pauvreté volontaire dont la première est de ne pas partager sa vie avec une autre personne, et dont la seconde est de satisfaire les besoins normaux du corps en nourriture et breuvage, mais sans le faire jusqu'à pleine satiété.  Pour Évagre c'est en cela que consiste le jeûne:  de ne rien prendre, que ce soit, eau, pain, ou autre breuvage ou nourriture, jusqu'à pleine satiété.  Et, selon Cassien, un disciple d'Évagre, on démontre ce faisant qu'on est une personne libre.

            Le jeûne est une de ces pratiques humaines que l'on retrouve dans toutes les grandes cultures depuis la plus haute antiquité, et qui prennent un sens différent dans chaque contexte culturel ou religieux.  Le jeûne, y compris un régime strictement végétarien, existait dans les divers monachismes d'Asie longtemps avant le Christ, avec la finalité d'alléger le corps et l'esprit et de permettre le développement de la vie spirituelle.  On le trouve aussi chez les philosophes grecs avec le but de garder un esprit plus disposé à la réflexion et à la contemplation.  Chez les ascètes chrétiens, les points de référence sont les exemples bibliques et l'enseignement du Christ.  Pour les Pères de l'Église, dans leurs catéchèses au peuple, le jeûne est, de plus, toujours lié à l'aumône.  On se prive de nourriture, spécialement de nourriture qui coûte cher, afin d'avoir de quoi aider les pauvres qui ont faim.

C. 28                Le jeûne

Le jeûne monastique exprime l'humble condition de la créature devant Dieu, suscite dans le cœur du moine le désir spirituel et fait participer à la compassion du Christ envers la foule de ceux qui ont faim. Les frères observent le jeûne quadragésimal et le jeûne pascal ainsi que les autres jeûnes selon les coutumes de l'Ordre et les dispositions de l'abbé.

            On retrouve ces divers aspects du jeûne dans la première phrase de notre Cst 28.  Il y est dit tout d'abord que le jeûne "exprime l'humble condition de la créature devant Dieu" et qu'il "suscite dans le coeur du moine le désir spirituel".  Il est ensuite affirmé qu'il "fait participer [le moine] à la compassion du Christ envers la foule de ceux qui ont faim".  De même que la pauvreté librement assumée est une façon symbolique ("sacramentelle") de partager le sort de ceux qui sont pauvres sans l'avoir choisi, ainsi le jeûne volontaire est une façon symbolique de partager la faim de ceux qui manquent de nourriture, à l'image du Christ qui a choisi de partager toutes nos misères.

            De ce très bref énoncé de principe, la deuxième phrase de la Cst. déduit une règle de conduite pour l'Ordre qui, compte tenu de la grande diversité des situations se devait de rester fort générale.  En effet, il faut, dans la pratique, tenir compte des états de santé, de l'âge, des conditions de travail de chaque personne et de chaque communauté ainsi que des coutumes locales.

            Évidemment, en chaque communauté, compte tenu de la situation physique de chaque personne, on observe "le jeûne quadragésimal et le jeûne pascal".  Cette terminologie qui n'est peut-être pas familière, correspond au mode de parler de la tradition liturgique et patristique qui distingue le jeûne quadragésimal du jeûne pascal, ce dernier étant celui de la Semaine Sainte, plus rigoureux que celui de la quarantaine précédente. (D'ailleurs lorsqu'on parle de la célébration de la "Pâque" dans les documents anciens on parle de ce que nous appelons la Semaine Sainte.  Cette Pâque débouche sur le "Dimanche de la Résurrection").  Il est donc évident que lorsque nous parlons d'un jeune "pascal" on ne parle pas d'un jeûne que l'on ferait durant le Temps Pascal !

            La Constitution ajoute qu'on observe les autres jeûnes de l'Ordre, en pratique le fait d'avoir une nourriture plus frugale à partir du 14 septembre jusqu'au début du Carême en excluant le Temps de Noël. Tout cela, selon également "les dispositions de l'abbé".  Il ne s'agit pas là de donner à l'abbé un pouvoir spécial pour introduire des jeûnes particuliers, mais il s'agit au contraire de rappeler à l'abbé qu'il doit voir à ce que tous les besoins et les conditions des frères, spécialement des malades, soient pris en considération.

ST 28.A

Le mercredi des cendres et le vendredi saint, au repas de midi, les frères se contentent de pain et d'eau ou de quelque équivalent.

ST 28.B

Conformément à la tradition, sauf cas de nécessité, les frères s'abstiennent de viande en tout temps.

ST 28.C

Si un frère, poussé par la grâce de Dieu, veut jeûner davantage, il s'en ouvre à son abbé.

            Les trois Statuts qui accompagnent cette Constitution touchent quelques points pratiques.  D'abord le premier mentionne les deux jours les plus importants de jeûne durant l'année : le mercredi des cendres (qui ouvre le jeûne quadragésimal) et le vendredi saint.  Ces jours-là, à l'unique repas du jour, on ne prend que du pain et de l'eau.  On remarquera qu'on a ajouté, dans le statut,  les mots "ou de quelque équivalent", pour tenir compte des pays où le pain ne fait pas partie de la nourriture ordinaire.  Ce peut-être du riz, par exemple, en beaucoup de pays d'Asie.

            Le deuxième statut rappelle la règle de l'abstention de viande, notre régime, dans l'Ordre étant strictement végétarien, sauf évidemment pour ceux qui ont besoin de viande pour raisons de santé. 

            Enfin, le troisième statut aborde une question délicate : "Si un frère, poussé par la grâce de Dieu, veut jeûner davantage, il s'en ouvre à son abbé."  C'est un fait bien connu des Pères du monachisme que le désir de faire des jeûnes spéciaux en plus de ceux prévus par la règle commune peut venir d'une inspiration divine tout comme il peut facilement être une tentation. Il convient toujours de se rappeler le 8ème degré d'humilité de la RB, qui consiste à ne rien faire qui ne soit conforme à la règle commune et à l'exemple des anciens. 

            Un récit de la Vie de saint Pachôme est très instructif à cet égard.  À son époque la règle commune était de faire un jeûne absolu (sans rien manger) les vendredi et samedi saint.  Mais en certains endroits on étendait ce jeûne absolu à un, deux ou même quatre des jours précédents.  Théodore, le disciple de Pachôme, encore jeune et fervent, demande à son maître ce qui est mieux de faire.  Pachôme répond qu'il convient de s'en tenir à la règle de l'Église, afin d'avoir suffisamment de force pour accomplir les choses au sujet desquelles nous avons des préceptes explicites dans l'Écriture, telles que : prière continuelle, veilles, récitation de la Parole de Dieu et travail manuel.  Il est bon de trouver cet équilibre dans un monachisme pourtant caractérisé par une ascèse rigoureuse.

Armand VEILLEUX