25 août 2002 – Chapitre à la Communauté de Scourmont

 

Les mouvements de réforme

 

Moines et moniales de l'Ordre reconnaissent qu'ils doivent beaucoup au mouvement dit de l'Étroite Observance qui défendit avec force à une époque troublée certains aspects du patrimoine cistercien et permit ainsi, à travers l'œuvre de l'abbé de Rancé et l'entreprise de dom Augustin de Lestrange, leur transmission aux générations suivantes. En 1892, trois Congrégations issues de la Valsainte, en s'unissant, formèrent un Ordre autonome, l'Ordre des Cisterciens Réformés de Notre-Dame de La Trappe, appelé maintenant Ordre Cistercien de la Stricte Observance. (Deuxième paragraphe de l’Avant-propos de nos Constitutions)

 

Le premier paragraphe de l’Avant-propos de nos Constitutions rappelait le charisme original de notre Ordre, sa fondation au 12ème siècle et ceux qui furent ses fondateurs.  Dans un second paragraphe ont reconnaît ce que l’on doit à une période et à un mouvement sans doute beaucoup moins brillants, mais sans lesquels notre Ordre n’existerait pas aujourd’hui.

 

L’Ordre Cistercien de la Stricte Observance, auquel nous appartenons, et qui est l’une des branches de la famille cistercienne, existe comme réalité distincte, avec son identité et ses caractéristiques propres, depuis 1892.  Il est né de la fusion en une seule entité juridique de trois Congrégations issues de la Réforme de La Valsainte, s’inscrivant elle-même à l’intérieur de la Réforme de La Trappe, laquelle se rattachait au « mouvement dit de l’Étroite Observance ».  Il ne s’agit pas, dans des Constitutions, et encore moins dans un bref Avant-propos, de faire l’histoire de cette période extrêmement complexe.  Il ne s’agit pas non plus de porter un jugement critique ni sur cette période, ni sur les personnes qui l’ont particulièrement marquée, en l’occurrence l’abbé de Rancé et dom Augustin de Lestrange.  Il s’agit plutôt de poser un geste de « reconnaissance ».  Le texte dit bien : « Moines et moniales de l’Ordre reconnaissent qu’ils doivent beaucoup... ».    

 

La période assez longue durant laquelle s’est développée l’Étroite Observance fut, comme le dit le texte, une période troublée, à travers laquelle la tradition cistercienne nous a quand même été transmise.  L’intention de l’Étroite Observance était de revenir à la pureté du Cîteaux primitif.  La connaissance qu’on avait alors de ce Cîteaux primitif était limitée et les efforts de réforme, évidemment nécessaires, étaient marqués par les limites et les excès de l’époque. Peu importe, pourrait-on dire.  L’important est que c’est à travers cette réforme que la Tradition cistercienne nous a été transmise.

 

On ne prétend pas non plus que ce mouvement ait incarné d’une façon équilibrée et bien mesurée tous les aspects du charisme cistercien.  Ce ne fut pas le cas.  Mais on doit lui être reconnaissants simplement d’avoir défendu avec force « certains aspects du patrimoine cistercien ». 

 

Il ne faut pas négliger par ailleurs le fait que l’Étroite observance est présentée ici comme un « mouvement ».  Le choix du mot a son importance.  Les historiens de l’Église – comme d’ailleurs de la société en général -- attachent toujours plus d’importance au fait que les grandes mutations de l’histoire, qui aboutissent souvent à de nouvelles structures, naissent comme des mouvements spontanés répondant à une dynamique interne et non à aucune autorité extérieure qui aurait pu les faire naître ou qui pourrait les téléguider.  Il y a toujours eu de tels « mouvements » dans l’Église, comme il y en a encore aujourd’hui.  Certains historiens considèrent même que le Christianisme fut, durant les premiers siècles, un vaste et puissant mouvement spirituel, avant de se donner, surtout à partir de l’époque constantinienne, une structure juridique de plus en plus forte, inspirée de celle de l’Empire romain.

 

Durant les premiers siècles de l’Église il y eut de même en son sein un très fort « mouvement ascétique » inspiré de l’Évangile mais également rattaché à un mouvement analogue plus général dans la société de l’époque..  Ce mouvement connut ses grandeurs et ses limites avant d’être canalisé dans ce qu’on appellera le « monachisme » à la fin du troisième siècle.  Le monachisme fut lui-même un « mouvement » avant d’être reconnu et structuré.  Des évêques comme Athanase d’Alexandrie et Basile en Cappadoce perçurent que ce « mouvement » pouvait avoir des effets dévastateurs s’il n’était canalisé et orienté, tout comme il pouvait être une grâce pour l’Église si l’on en faisait graduellement une « institution ecclésiale ».

 

            La caractéristique d’un « mouvement » est qu’il est, de sa nature, une génération spontanée.  Il est une sorte de force vitale répondant à un besoin et souvent à une situation de crise.  N’étant pas suscité par aucune autorité hiérarchique, il répond à des lois internes et n’est responsable à aucune autorité extérieure à lui-même.  Il est de l’ordre du charisme et non du droit.  De tels mouvements sont nécessaires comme ils sont dangereux (dans l’ordre spirituel comme dans l’ordre social et politique).  Ils sont nécessaires, car toutes les grandes réformes spirituelles sont, à l’origine, des mouvements spirituels spontanés.  Ils sont dangereux, car ils peuvent aussi bien évoluer dans une direction sectaire que dans celle d’une réforme spirituelle.  Ainsi, par exemple, si le grand mouvement ascétique des premiers siècles a donné naissance au monachisme, il a aussi donné naissance à de nombreuses sectes.  Dans l’ordre social et politique, le nazisme et le fascisme furent de puissants mouvement populaires avant de devenir des partis politiques ou des structures d’état.

 

De tels mouvements sont toujours liés à des personnalités très fortes qui peuvent avoir par ailleurs des rôles officiels et hiérarchiques, mais qui, en tant qu’animateurs de ces mouvements, n’ont personne à qui répondre de leur influence.  C’est là aussi une force et un danger.  L’abbé de Rancé et Dom Augustin de Lestrange furent de tels personnages charismatiques dont dépendit durant toute une époque le « mouvement de réforme » au sein de l’Ordre, avant que ce mouvement ne se structure dans des Congrégations puis dans un Ordre.  On pourrait facilement citer, dans la vie ecclésiale contemporaine, toute une série de « mouvements » qui n’appartiennent pas ou n’appartiennent que vaguement à la structure hiérarchique, et qui relèvent dans leur inspiration de quelques personnalités influentes ne dépendant hiérarchiquement de personne, même lorsque ces mouvements sont estimés par la hiérarchie et largement utilisés par celle-ci. 

 

La fondation de Cîteaux, au 12ème siècle, s’insérait dans un tel vaste mouvement de réforme.  L’Étroite Observance, au sein de l’Ordre, au 17ème siècle s’inscrit dans un mouvement de réforme au sein de l’Église, déjà sensible au 15ème et 16ème siècles.  L’Ordre de Cîteaux incarne d’une façon spéciale la capacité du monachisme de se réformer et de se renouveler périodiquement pour répondre à de nouveaux besoins, de nouveaux défis et de nouvelles circonstances.    Cette ouverture exceptionnelle de l’Ordre au renouveau est sans doute liée à l’équilibre tout particulier trouvée par Cîteaux, entre la pleine autonomie des communautés et leur union dans une charité structurée dans une Charte, une Carta caritatis. 

 

Les mouvements de renouveau partent toujours d’une communauté locale, et souvent sous l’inspiration d’une personne au sein de cette communauté, avant de s’étendre à d’autres communautés et de se transformer éventuellement plus tard en nouvelles structures permanentes (comme des Congrégations ou des Ordres nouveaux).  C’est pourquoi la capacité de l’Ordre de se rénover spirituellement est étroitement liée à la sauvegarde de la pleine autonomie des communautés locales.  Dans des moments de difficultés – qu’elles soient dans le domaine du recrutement ou d’ordre économique – ont est facilement porté à chercher des solutions qui limitent ou paralysent l’autonomie des communautés locales, surtout celles jugées « précaires ».  Lorsqu’on cède à cette tentation et que l’on va dans cette direction, on diminue d’autant les possibilités d’un renouveau spirituel au sein de l’Ordre.

 

Armand VEILLEUX